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Kappy-Yuki dans le train (partie 5)

Secrétaire de rédaction
20 mars 2017

Labyrinthes

Par Gabrielle Tardiff

Je me suis réveillée parce que j’avais froid. J’ai entendu la douce mélodie d’une flûte de bois. Kawasu était assis sur le bord d’un quai, et j’ai compris que nous étions dans la ruelle d’un port. Jamais je n’avais entendu quelqu’un jouer de la flûte aussi bien. Il avait l’air d’un ange-messager d’Okami. Kawasu devait m’aimer, j’étais vraiment contente : il s’était réveillé avant moi et il n’avait pas osé m’abandonner.

« Tu aurais pu devenir musicien. »

Il fermait les yeux sans répondre. Puis il baissa sa flûte.

« Tu as faim? »

En général je me faisais toujours dire que j’ai l’air sous-alimentée. Je lui ai demandé s’il allait me payer un repas, l’hospitalité réussissait parfois quand j’essayais de faire pitié, mais il n’avait plus d’argent et m’a tendu une canne à pêche. Kawasu m’a montré comment la saisir tandis qu’il s’en bricolait une autre, et nous avons passé la matinée chacun dans son coin à pêcher. C’était monotone, surtout quand on a faim. Il a fini par attraper un poisson et nous l’avons partagé. Pour quelqu’un qui dit qu’il ne savait rien faire, c’était vexant. Mais je n’avais pas à me comparer à lui. Jak m’avait appris à danser, et je dansais très bien. Et moi aussi, quand j’aurai vingt-deux ans, je saurai comment pêcher, comment jouer de la flûte et comment manier un sabre. Peut-être même plus, vu que je n’ai pas de mauvais yeux. Je pourrai apprendre à lire et à écrire, et je pourrai lire des histoires avec Jak. Plus tard, Kawasu me demanda où on pourrait retrouver Monsieur Jak. Il m’a demandé plein de détails sur comment nous avions été séparés et j’étais de plus en plus mal à l’aise. Pour une fois que j’avais un ami, je ne voulais pas qu’il se mette lui aussi à me détester. Comme je répondais le moins possible, l’air d’avoir des trous de mémoire, il a fini par dire :

« Nous nous renseignerons en ville.

-Non! Laissons faire pour Monsieur Jak. Il m’aime, lui et moi on va se retrouver un jour de toute façon. J’ai confiance en lui. Il m’a dit de ne pas essayer de le retrouver. »

Je me détestais. C’était égoïste de me dire ça. C’est vrai que j’avais confiance en Jak, mais j’aurais voulu m’assurer qu’il aille bien avant d’aller faire ma vie loin de lui sans crier gare. Il y avait dans les yeux de Kawasu quelque chose de différent de d’habitude, et j’ai commencé à avoir peur. Je ne voulais pas qu’il se doute de quelque chose. Il est resté un moment sans rien dire, puis il m’a dit :

« Ok. Dans ce cas, qu’est-ce que tu vas faire?

-Je vais te suivre. Apprends-moi à dessiner, je serai ton élève.

-Tu n’as vraiment nulle part où aller?

S’il avait eu le malheur de mentionner le mot « orphelinat » dans les secondes à venir, je pense que je lui aurais piqué tout son matériel et je me serais sauvé en courant. Au lieu de ça, il sembla prendre son temps pour réfléchir.

« Tu as d’autres amis à Tandaï ?

-Euh… oui…

-Alors retourne les voir. Je vais t’y reconduire, qu’il m’a dit en essayant d’essuyer ma larme même s’il me mettait plutôt les doigts dans l’oeil.

-La plupart doivent être partis avec Monsieur Jak…

-Le meilleur moyen de le savoir, c’est d’y retourner. Monsieur Jak t’as dit de ne pas essayer de le chercher, mais il n’y a pas de mal à ce que tu l’attendes là où il y a une chance qu’il revienne. »

Kawasu me sembla à présent tout à fait intelligent, même qu’il me donnait espoir et je le trouvais de plus en plus beau et j’avais peur. Je m’avouais à l’instant que j’avais eu tort de trop m’éloigner de Tandaï.

Nous avons passé la journée ensemble au bord de la falaise de Yuhanko. Kawasu dessinait un beau paysage et moi je farfouillais dans son matériel et ça ne lui dérangeait pas. Il me laissait faire tout ce que je voulais. Je commençais de moins en moins à m’ennuyer de Jak. Il prévoyait vendre son estampe pour que l’on puisse acheter des billets de train, je me sentais coupable. Mais au moins il dessinait et on pouvait continuer à parler. Le plus dur quand on est peintre, c’est de devoir se séparer de ses œuvres, j’en étais certaine et j’admirais beaucoup Kawasu. Même qu’il m’a appris que chacun de ses coups de pinceau constituait un peu de son cœur. J’étais pas sûre de comprendre encore une fois, je ne voulais pas le voir mourir sur papier, mais c’était beau quand il parlait comme ça alors je n’osais pas l’interrompre pour lui demander.

« Ton pinceau n’écrit plus.

-Le ciel est éternel. »

Il m’a regardé comme s’il venait de dire la plus belle chose au monde. Je me disais qu’il devait être ailleurs, comme ça arrivait avec les moines au pays de Kosai. Quand il a eu terminé, nous sommes redescendus dans la vallée. Arrivés au marché de Yuhanko, ça me faisait tout drôle de me sentir légale parmi les gens normaux. Ils n’avaient rien de bien différent des gens que je connaissais, sauf dans le regard.

J’avais envie de tout voler sur les étalages, parce qu’il y avait vraiment de belles choses, mais avec Kawasu ce n’était pas si simple et je ne voulais pas lui attirer des ennuis. On s’est arrêté devant un magasin pour peintres, et j’ai vraiment eu envie de piquer quelque chose tellement c’était joli. Mon ami bonze a négocié avec le monsieur de la boutique et nous sommes repartis. Kawasu avait l’air triste et je lui ai demandé pourquoi parce que je suis toujours trop directe.

« Je l’aimais vraiment beaucoup, cette estampe. Et y en a jamais deux pareilles. »

Je ne savais pas comment l’expliquer, mais j’ai eu l’impression qu’il venait de rajeunir de dix ans quand il a dit ça et il m’a semblé encore plus attachant parce que les gens de notre âge c’est toujours ce qu’il y a de mieux comme compagnie. J’avais de la peine pour lui et j’ai décidé que je compatirais. Maintenant, je me trouvais stupide d’avoir donné mon émeraude pour mon premier voyage en train. J’aurais pu me payer tellement plus avec. J’allais lui dire que je compatissais, mais il a continué :

«Mais c’est la seule qui avait assez de valeur pour les billets de train, sinon j’aurais dû lui en vendre plusieurs… »

Ça me consolait drôlement : si je ne sais pas quoi faire de ma vie, je pourrai toujours dessiner. Ça semble si simple de pouvoir gagner de l’argent comme ça et en plus c’est amusant. Enfin quelque chose que j’allais pouvoir faire auprès de Jak pour me rendre utile, mais Jak est déjà très riche. Mais faudrait que Kawasu m’apprenne à dessiner comme lui, parce que sinon mes estampes n’auront jamais autant de valeur que les siennes. Ça me faisait de la peine de me dire ça. Nous avons repris le train, mais je ne me sentais pas très bien. Kawasu n’a pas parlé de tout le trajet.

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