Inscrire un terme

Retour
Opinions

Chronique haïtienne | Saluez vos voisins

Web-Rotonde
7 avril 2014

– Par Élise Vaillancourt –

Veuillez accepter mes excuses pour mon absence de La Rotonde depuis décembre. J’étouffais à force de trop vivre et ça a fait naître une incapacité de synthétiser mon quotidien en 2500 caractères, espaces comprises. Mon séjour de six mois sur la Perle des Antilles s’est clos au Cap-Haitien, ville de plages et de débauche. Preuve : y’a une rue avec une tonne de bars (4) : pas mal jet set comparé à l’unique bar (miteux) des montagnes de Sainte-Suzanne.

Pour clore mon stage, j’ai vagabondé quelques jours dans les rues de Port-au-Prince, du tourisme de cataclysme, ou presque. Au final, la ville m’était délicieuse dans son drame quotidien, comme le Plateau-Mont-Royal a pu l’être pour Michel Tremblay, comme mes amis qui avancent que la décrépitude du Vieux-Hull est source de créativité.
Mais voilà, comme toute chose se termine, mon expérience haïtienne également. Qui dit fin, dit bilan. Qui dit retour, dit questions.

« Dis moi, c’est comment Haïti? »

Por favor, ne me demandez pas de synthétiser mon expérience en dix mots lorsque vous me croisez sur le campus. Essentiellement, il vous faut savoir que ma compréhension de la culture ou de la société haïtienne est pratiquement nulle. Mais c’est justement ce qui a rendu mon expérience culturelle si réussie : accepter l’incompréhension. Un peu comme tu fake de maîtriser le calcul intégral quand tu t’inscris en sciences natures au Cégep (par erreur/peer pressure). Faut éviter de se laisser tenter par la rationalisation des réalités et accepter l’existence de l’irrationnel, du monde de l’émotif, des passions, des pulsions. Épouser notre incompréhension et suivre toutes les opportunités qui vont en découler : On vous invite à une parade pré-carnavalesque dans les rues de Port-au-Prince? À participer à une journée de jeûne sur une montagne? À prendre part à une cérémonie vodou? Dites oui.

Les Haïtiens vont, entre autres, vous parler de mysticisme ou de magie. Donnez-vous la chance de les suivre.

Et le développement d’Haïti, ça avance?

Haïti est la République des ONG, le contre-exemple traditionnel de tous vos cours de développement international. Deux gouvernements y règnent : celui élu et l’autre, qui s’impose par la bande, celui de l’industrie de l’aide humanitaire. Pourquoi, malgré l’afflux considérable de capitaux financiers mobilisé par la propagande de la misère, ce pays est-il le plus pauvre des Amériques?

Parce que les enjeux sont structurels. Et que cette lutte exige un engagement à long terme qui se vend moins facilement auprès du public bien que la production de beurre de peanuts pour nourrir les enfants au gros ventre (ça s’appelle le kwashiorkor, au cas où vous aviez envie de plugger ça au prochain vin et fromages de Vision Mondiale). Haïti a besoin d’équité. La polarisation sociétale y est extrême : d’un côté, des Haïtiens plus riches que les habitants de Westmount (tous réunis ensemble). De l’autre, une population affamée luttant quotidiennement pour sa dignité et l’accès aux services de base. Au sommet : un gouvernement élitiste, trop souvent pantin des intérêts étrangers.

« T’as appris quoi des Haïtiens? »

L’échange.

Parlons-nous. D’abord, acceptons de ne pas être d’accord. Ensuite, acceptons d’échanger sur ce désaccord. Acceptons d’avoir des débats constructifs. Pour y parvenir, créons des espaces publics propices à l’échange. Repensons notre relation à l’espace, nos villes, et nos Universités (Y’a pas que moi qui a l’impression d’être dans un centre commercial dans FSS? J’ai toujours peur qu’une Franco-Ontarienne en leggings American Apparel me saute dessus pour m’annoncer qu’il y a un deux pour un sur le programme de sciences po). Plutôt, utilisons nos espaces publics pour revendiquer et partager. Réapproprions-nous le statut de citoyen et détachons-nous de celui de consommateur (lire : soyons des Universitaires et non des clients de l’Université).

Le marché haïtien est le lieu collectif par excellence sur l’île Hispaniola, source de tous les partages et d’échanges : des produits, des victuailles… mais surtout des opinions, des histoires et des idées. Lorsque l’Haïtien se fait consommateur, il conserve la proximité avec sa collectivité, il demeure loin de la froideur plastique de la pensée individualiste.

L’absence d’espace public dans FSS et sur le campus fait de nous des consommateurs qui se magasinent un diplôme pour la reconnaissance qu’il apporte, sans vraiment savoir quoi en faire (moi la première!). Le statut d’universitaire devient un objet. Réclamons nos espaces, réclamons des échanges, des débats.

Demain, dites bonjour à votre voisinE de classe dans le centre commercial FSS. Et n’oubliez pas d’amener subtilement le sujet du kwashiorkor, histoire de paraître ben bright.

Inscrivez-vous à La Rotonde gratuitement !

S'inscrire