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Éditorial

Ille était une fois…

Web-Rotonde
7 mars 2016

Par Didier Pilon

« Présentez-vous et dites-nous quel pronom vous préférez. » Cette phrase est prononcée à maintes reprises sur le campus… en anglais.

Les pronoms traditionnels – masculins ou féminins – décrivent des identités binaires. Tel est leur nature, tel est leur limite. Toutefois, alors que les identités se croisent, se multiplient et se déconstruisent, la nécessité d’avoir recours à de nouveaux pronoms s’impose.

Quoique le monde anglophone fasse du progrès dans la reconnaissance genderqueer, les francophones, tant sur le campus qu’ailleurs, trainent les pieds.

Les 3e, 4e et ne sexes

Plusieurs identités de genre n’entrent pas dans la dichotomie traditionnelle :

Le troisième genre : Certains genres existent dans d’autres cultures, mais n’ont pas d’homologue dans la nôtre. On y compte les hijras en Inde, au Bangladesh et au Pakistan; les fa’afine en Polynésie; les burnesha des Balkans; et bien d’autres encore.

Le polygenre : Le concept est entré en usage par l’héritage de la bispiritualité ojibwée. Selon une tradition documentée dans plus de 130 tribus amérindiennes, un être peut être habité à la fois par un esprit masculin et un esprit féminin, indépendamment de son corps.

Toutefois, les personnes bigenres, trigenres, etc., ne sont pas tous les même non plus. Certaines combinent les deux genres dans une même identité, qui est soit distincte ou soit un chevauchement d’autres genres. D’autres démontrent plutôt une fluidité des genres et se déplacent d’une identité genrée à l’autre en fonction du contexte.

Le non-genré : Comme le nom laisse entendre, une telle identité n’est ni masculine ni féminine. Une personne utilise le terme « neutrois » pour s’identifier à un genre neutre, ou « agenre » pour se soustraire entièrement de ce mode d’identification.

Conjuguons à la 3e personne

En anglais, l’utilisation de pronoms neutres fait de plus en plus usage. Les pronoms pluriels neutres « they », « them », « their » et « theirs » sont depuis longtemps utilisés au singulier comme effort de soustraire le genre de la conversation. D’autres pronoms non traditionnels ont aussi commencé à s’insérer dans le discours. « Ze » (parfois écrit « zie » et dit « zir » au possessif) est sûrement le plus utilisé, mais « per » (un raccourci de « person ») circule aussi dans certains cercles.

Toutefois, combien de gens peuvent identifier les équivalents francophones? Plusieurs termes ont été proposés dans les dernières années – iel, yel, ille, elli, yol, ol –, mais leur utilisation se fait rare.

Sur nos campus

Ces préférences linguistiques sont aussi reflétées dans les réalités étudiantes, où les universités anglophones sont de loin plus progressives que les francophones.

L’Université du Vermont était l’une des premières à accommoder la communauté genderqueer en permettant aux étudiants de changer leur nom, leur genre et leurs pronoms de choix dans le système informatif. L’an dernier, elle est devenue la première à incorporer un troisième genre dans leur demande d’admission. Plusieurs autres, tels que l’Université Harvard, l’Université de Californie et l’Université de Boston, ont suivi l’exemple.

Au Canada, les universités anglophones font de progrès, mais les francophones sont à la traine. Alors que McGills et Concordia étaient parmi les premières à offrir un diplôme non-genré, l’Université de Calgary offrira bientôt des options de genre non-binaire sur leur demande d’admission.

Repenser nos dictionnaires

Mais pourquoi les francophones n’arrivent-ils pas à mener la charge?

Certains diront sûrement que les normes linguistiques françaises compliquent la transition. Il y a sans doute un peu de vrai à ceci, mais beaucoup moins qu’on ne le croit. Sans se perdre dans des préoccupations techniques, rappelons simplement que les peuples qui ont fait le plus de progrès dans le domaine avaient aussi à négocier avant des complexités grammaticales. En Suède, par exemple, le pronom neutre « hen », créé dans les années 60, fait tant usage qu’il a été rajouté dans le dictionnaire en 2015.

Plutôt, il semble que ce qui diffère le plus du monde francophone est le rapport que l’on entretient avec l’autorité des dictionnaires. « Ce n’est pas dans le dictionnaire », dit-on trop souvent avant de refuser l’utilisation d’un terme.

Cette soumission n’est pas une coïncidence. Un organisme d’origine impériale « veille sur la langue française » depuis 1635 : l’Académie française. Depuis toujours, semble-t-il, l’Académie s’est montrée hostile aux combats d’équité des genres. À ce jour, l’entité refuse encore la féminisation de plusieurs métiers (professeur, auteur, écrivain, maire, etc.) qu’elle qualifie officiellement de « barbarisme ».

Les dictionnaires sont des créations idéologiques qui visent trop souvent à perpétuer une structure de pouvoir. Mais tout véritable progrès social doit réformer l’usage de la langue. « Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire », a écrit Victor Hugo. Il est grand temps de peindre le nôtre en drapeau genderqueer.

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