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Éditorial

Le marché de la moustache

Web-Rotonde
23 novembre 2015

Des moustaches partout! Pas seulement sur les visages non plus. Elles sont sur les posters, les cartons publicitaires, les évènements Facebook, et cetera.

Movember est devenu toute une industrie. En plus de mener avec grand succès une campagne de sensibilisation contre le cancer testiculaire et de la prostate, la  Fondation Movember a rassemblé près de 700 millions de dollars en 12 ans. Avec pour objectif holistique d’« exercer une influence durable sur la santé masculine », Movember finance aussi des programmes pour contrer les problèmes de santé mentale et l’inactivité physique.

On se doit bien sûr d’applaudir leurs efforts. Toutefois, alors que l’évènement devient un point de vente pour les bars de la région, une réflexion sur la marchandisation de la bienfaisance s’impose. Cette réflexion nous engage d’autant plus à explorer l’intersection du capitalisme et de la charité.

Capital médical

L’impact du capitalisme dans la recherche médicale s’étend bien au-delà des bars qui y trouvent une modeste source profit.Droits d’auteurs, brevets ou marques de commerce, c’est là que ce trouve le cash.

Alors que la compétition affecte les œuvres de charité au même titre que les entreprises privées, les marques de commerce deviennent une manière de contrôler le marché du don. La fondation Susan G. Komen for the Cure (SGK) en est l’exemple emblématique. On reconnait l’organisme par ses rubans roses et ses évènements tels que Race for the cure.  Ce que l’on sait moins, c’est que SGK a menacé de poursuivre en justice plus d’une centaine de petits organismes publics de bienfaisance pour avoir utilisé la phrase « for the cure » ou même – sans blague – la couleur rose. En sabotant d’autres organismes, elle arrive à contrôler une plus grande part du marché (et à payer leur PDG près de 700 000$ en 2012).

Plus encore, ce n’est pas que dans la quête des dons que s’immisce l’influence capitaliste. L’argent, une fois amassé, est ensuite investi dans la recherche, soit par la création des chaires ou par don à des compagnies pharmaceutiques. Cependant, il ne s’en suit pas pour autant que les remèdes soient accessibles à tous; les compagnies ou les chercheurs conservent les droits d’auteurs sur le produit de leurs recherches.

Le problème n’est pas simplement que ces acteurs vendent les remèdes qu’ils ont créés avec l’argent des dons, mais plutôt que ces droits d’auteurs leur accordent un monopole du marché.  En août dernier, les médias se sont attardés au cas de Turing Pharmaceuticals, qui a acheté les droits de commercialisation du Daraprim et a augmenté le prix de  5500 %, soit de 13,50 $ à 750 $ la pilule. Toutefois, cette pratique est plus courante que les médias laissaient alors entendre. On pourrait facilement nommer une douzaine de médicaments qui ont vendu leur droit pour ensuite voir des augmentations similaires (Cycloserine, Thiola, Doxycycline, Isuprel, etc.). Les mêmes gens qui ont financé la recherche doivent maintenant avaler la facture.

Inégalités structurelles

Commençons avec un truisme : les organismes de bienfaisance auraient peu d’utilité dans une société juste et équitable. Dans une société où la production et la distribution des biens s’alignent déjà avec le bien commun, il n’aurait rien à rectifier en donnant de l’argent. La nécessité même des oeuvres de charités témoigne d’une disparité entre les riches et les pauvres qui est symptomatique du néolibéralisme.

Cette observation semble en effet banale, mais elle dirige le regard vers la source des inégalités : une structure capitaliste qui commodifie les biens de base au profit d’une classe qui détient les moyens de production.

Les œuvres de bienfaisance ont tout de même un rôle important. Elles offrent une manière d’adresser la souffrance à court-terme en allégeant les méfaits de troubles sociaux tels que la pauvreté. Mais, plus que de se tourner vers la situation de telle ou telle personne, il est necessaire de se demander quels sont les problèmes structurels qui créent cette pauvreté. Oui, c’est bien d’envoyé de la nourriture et des médicaments là où la famine et la maladie fait des ravages, mais il faut aussi remettre en cause les structures qui font qu’une élite multinationale contrôle presque l’entièreté des terres fertiles, privatise l’accès à l’eau et combat la manufacture de médicaments génériques.

Cependant, les actes de charité s’exercent souvent de manière à cimenter le contrôle de ces biens. L’argent des dons est utilisé pour acheter des commodités : des filets contre la malaria, des manteaux, de l’eau, etc. Les grandes sociétés qui produisent et détiennent ces biens dictent les termes de leur distribution de manière à ce qu’ils en tirent profit.

Ainsi, l’industrie du don aura, pour aussi longtemps qu’elle s’exerce en terme monétaire, un pouvoir limité. Plutôt que défier les structures capitalistes à la source des inégalités, elle ne peut être qu’une solution ad hoc.

Retour à l’immédiat

Cette réflexion ne veut dans aucun sens décourager les gens d’investir dans les œuvres de charité. La révolution n’est pas pour demain et on se doit d’investir dans des plans stratégiques qui ont des impacts tangibles et immédiats. L’utilitarisme et l’altruisme efficace tirent leur force de leur impact positif direct. Toutefois, la responsabilité morale d’investir notre revenu disponible dans de bonnes causes ne peut à elle seule contrer l’immoralité du contrôle, de la commodification et de la marchandisation des biens essentiels. Les dons financiers et la critique sociale vont de pair.

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