Inscrire un terme

Retour

FLAMBERGE AU VENT!

Rédaction
2 octobre 2017

Octobre 1994

C’est le soir. Je saisis à deux mains la poignée de la porte de mon appartement. Un aigle s’envole dans le ciel noir d’Orléans, les deux ailes déployées contre l’obscurité. Je dévale à toute allure les escaliers, comme si le diable était à mes trousses. Ma rue flambait dans le crépuscule errant.

Tout s’embrasait derrière moi. Mon passé me prenait à la gorge. Le jour s’enfuyait.

Brusquement, je me mis à courir à en perdre haleine vers le Québec en augmentant en tremblant le volume de mon vieux lecteur de disques, que le Notre-Place de Paul Demers m’explose une dernière fois dans les oreilles, au bout du firmament, avant que vienne la fin des temps… dans un premier sanglot déchiré.

Le blizzard approchait. Dans un cri rauque, je m’arrêtai subitement, la mort dans l’âme, la tête levée vers l’inconnu. Le vent expirait au bord du rivage. Mon étoile m’échappait… dans un grand tourbillon d’étincelles.

Soudain, la terre se mit à trembler sous mes pieds et j’aperçus à travers la brume de mon avenir gâché l’ombre d’un drapeau franco-ontarien en lambeaux flotter au loin, dans un dernier battement d’ailes éparpillé dans hier. Puis, je m’avançai lentement, tel un spectre damné, vers la frontière grise de l’enfance, là où finit par mourir ma langue, dans un éclair de cauchemar bercé par le murmure des eaux. De mon souffle court, j’éclatai alors en pleurs dans le crépuscule ensanglanté et fis en vacillant un nouveau pas sur le pont de la Chaudière, de l’amertume plein la bouche… quelque part de l’autre côté de la rivière des Outaouais, vers le ciel en flammes où m’attendait mon destin avec une faux dans chaque main…

Une fleur de lys se courbait par terre sous le vent d’automne. Accoudé aux rambardes de fer du vieux pont sans mémoire, je sentais ma tombe s’ouvrir sous mes pieds et j’allais me laisser tomber au ras des flots, noyé avant l’heure, lorsque j’entendis tout à coup siffler une épée dans le silence brisé de cette nuit qui n’en finissait plus de mourir sous le souffle de la tempête qui allait d’un instant à l’autre s’abattre sur ma ville natale…

Orléans tremblait dans le lointain. Avec ou sans accent… Vers mes demains blessés à mort!

Dans un nuage de poussière noire, j’aperçus alors à travers mes peurs une cavalière galoper vers moi, bannière au vent.

-Aux armes! Aux armes!, s’écria-t-elle aussitôt qu’elle me vit chanceler au bord du gouffre.

Un fantôme rugissait dans la nuit.

Puis, arrivée à ma hauteur, Jeanne d’Arc, car c’était bien elle, jeta brusquement son casque au sol en libérant d’une secousse sa longue chevelure brune, me tendit la main dans les dernières lueurs du jour mourant et s’exclama, l’épée brandie vers le firmament en flammes :

-Montez vite! Les Anglais arrivent! Les Anglais arrivent!

Tout se taisait à des lieux à la ronde. Soudain, je serrai les dents et me saisis dans un éclair de pure folie de sa main gantée de fer, avant de me sentir d’un seul coup arraché à la terre avant d’atterrir dans un grand heurt à califourchon sur sa monture déjà écumante et d’enserrer de mes doigts tremblants la taille frêle de la Pucelle d’Orléans, sortie d’outre-tombe à dos de cheval, afin  livrer au triple galop une dernière bataille aux portes de l’Ontario français…la rapière au poing.

Cheveux au vent, je sentais battre contre ma jambe un vieux fourreau du Moyen-âge, tandis que s’élevait lentement une grande rumeur derrière moi, du côté d’Ottawa et de l’Ontario…

-Accroche-toi!, me lança alors Jeanne d’Arc, la sueur au front.

Puis, éperonnant son vieux destrier d’ébène vers les premières lueurs de l’aurore, elle s’écria, de la fureur plein la voix, l’armure scintillant au large :

-De par le roi! Écartez-vous!

Mais nos ennemis se ruaient déjà sur nous en laissant échapper quelques « Fire! » rageurs, la lance à la main. C’en était fait de nous.

Avant que j’eusse pu faire quoi que ce soit, un Anglais avait posé sa dague contre ma gorge et je voyais défiler ma vie devant mes yeux, pendant que mon cheval s’abattait sur le sol gelé et que Jeanne d’Arc, l’épée encore haute, se redressait contre la fatalité dans un rugissement de stupeur blême.

Un coup de tonnerre déchirait le blizzard en glace.

-Vive la France!, hurla-t-elle dans un seul souffle, l’étendard levé.

Derrière moi, des linceuls de neige tombaient doucement sur la rivière des Outaouais tandis que le ciel brumeux virait au noir. Puis, le regard braqué vers l’aube qui ne viendrait pas, de la folie plein les yeux, je secouai, tel un pantin désarticulé, ma tête pleine de mirages en sang et criai jusqu’à ne plus pouvoir m’entendre, dans le chant cinglant de l’automne mort :

-Vive Orléans! Vive Orléans!

Une larme roulait lentement le long de ma joue. Tête baissée sous les cris, Jeanne  reculait précipitamment, le dos au large, de la détresse plein le cœur, en lançant ses armes dans la rivière en tumulte, avant d’écarter brusquement ses bras face à son destin noir, et de hurler dans la nuit à l’agonie :

-La Mort m’attend!

Le brouillard couvrait l’horizon. Et soudain je la vis attachée, les deux mains liées dans le dos, à l’une des poutres grises du pont de la Chaudière, pendant qu’un Anglais s’approchait lentement d’elle, flambeau au poing.

-Échappe-toi! Échappe-toi! l’entendis-je balbutier, visage levé vers le ciel plein d’ombres…Sauve Orléans des flammes!

Flamberge au vent, je jetai alors au sol d’une violente secousse l’ennemi qui me menaçait du revers de sa lame, et courus à en perdre haleine vers la frontière, tandis que Jeanne d’Arc poussait un dernier « Vive la France! » du bout de ses lèvres déjà froides et que le pont s’embrasait dans un premier cri de mort.

Minuit sonnait. Puis, je levai la tête et vis un canot d’écorce défiler au-dessus de moi dans un épais nuage noir. Jeanne d’Arc, couchée de travers sur un des deux bancs de bois déjà fumant, murmurait en direction des hommes damnés qui faisait s’enfoncer les rames d’azur dans l’horizon en flammes, dans un ultime toussotement :

-Prochaine escale, Orléans!

Comme si tout était encore possible. Au bout de ma route, un vieux patriote tout ensanglanté se recueillait, à genoux sur le pont de la Chaudière, comme si la bataille des Plaines d’Abraham était encore à faire, avant de monter à l’échafaud, la main sur le cœur, en chuchotant dans un sanglot déchiré : «  Vive la liberté! Vive la liberté!» au pied de la rivière morte…une corde autour du cou. Octobre 1970 battait dans mon sang. Tout s’effaçait.

Derrière mes barreaux, j’entendais des coups de canon retentir dans ma nuit et le canot d’écorce de Jeanne d’Arc lentement se rapprocher de l’Outaouais en sang, et mon héroïne s’abîmer corps et âme dans les flots sombres, les poignets meurtris par les chaînes de l’assimilation.

Quand finit le rêve et s’éteint la dernière étoile du ciel… Dans la chance qui s’envole… Et la nuit qui se meurt dans les bras du Temps… Qui file…

Tout à coup, je sentis une main s’abattre sur mon épaule, et aperçu en me retournant, le visage braqué vers l’immensité, Jos Montferrand s’accouder à la rambarde roussie de l’enfance en pleurs, les deux poings serrés par l’angoisse, et murmurer dans un souffle de fureur noyé par les sanglots étouffés du large :

-Demain, Hull ne sera peut-être plus là!

Puis, son regard se perdit dans l’horizon pâle et, tournant dos aux eaux rougies de l’Outaouais, il saisit sa vieille hache de guerre et me lança de toutes ses forces dans un grand éclair rouge, de sa voix presque éteinte et dans un dernier chuchotement :

-Sauve-toi vite! Ils reviennent! Ils reviennent!

Et soudain, je vis une bande de Shiners en colère déferler sur mon pont franco-ontarien en poussant un long hurlement de rage et Jos Montferrand me saluer tristement de la main avant de disparaître à nouveau dans l’obscurité…

Sans même un au revoir. En relevant la tête, m’écriai debout de toutes mes forces défaillantes, les larmes aux yeux, la fierté au cœur et la cape au vent :

-Jos Montferrand! Je ne t’abandonnerai pas! Je ne t’abandonnerai pas!

L’automne s’enfuyait. Orléans tremblait à nouveau dans le brouillard. Tout m’échappait. Jos Montferrand courait à toute allure vers son destin. L’aube arrivait.

Dégainant brusquement mon épée dans la clameur de l’ouragan, je fis cingler l’air du temps et abattit mon arme sur le pont de la Chaudière en hurlant dans l’infini.

Tout s’effondrait dans un nuage de poussière grise. Je disparaissais dans l’ombre. Mon passé m’emportait. L’Outaouais m’avalait.

Soudain, je battis des bras dans le vide et me débattis dans l’abîme, fin seul contre les ténèbres qui rugissent le silence. La vie s’en allait sans tambour ni trompette.

Orleans tombait quelque part sur l’autre rive, un cri anglais au bord des lèvres.

J’allais rendre les armes. Et tout à coup, je secouai la tête, pris une profonde inspiration et fendis les eaux, un drapeau vert et blanc au bout des bras, en scandant faiblement entre mes lèvres déjà bleuies par le froid :

-Survivre! Survivre!

Avant de tendre la main vers mon rivage franco-ontarien en hurlant en français, de toute ma langue blessée :

-J’arrive, Orléans, j’arrive!

Le visage tourné une dernière fois vers le ciel… Pendant qu’une lame de fond venue de l’Ontario m’entraînait sous les flots et que je coulais à pic… Pour toute l’éternité.

Inscrivez-vous à La Rotonde gratuitement !

S'inscrire