Capitalisme intériorisé : Notre productivité détermine-t-elle notre valeur ?
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Chronique rédigée par Camille Cottais – Journaliste
Si vous faites passer votre productivité avant votre santé et votre bien-être, si vous culpabilisez de vous reposer, ou encore si vous déterminez votre valeur personnelle selon votre réussite à l’école ou dans votre carrière, vous souffrez peut-être comme moi de « capitalisme intériorisé ». On parle aussi de « workaholisme », d’addiction au travail, d’anxiété de performance, ou encore de surinvestissement scolaire et professionnel.
Contrairement au stéréotype de l’étudiant.e procrastinant et rechignant à étudier, ma famille me reproche toujours de trop travailler, de trop m’investir. Constamment au bord du burn-out, je cumule toujours deux ou trois emplois, en plus de mes engagements associatifs et politiques et de mes études à temps plein. J’ai cependant le sentiment que quoi que je fasse, ce n’est jamais assez.
C’est en écrivant cette chronique que j’ai découvert le terme de capitalisme intériorisé, qui désigne des personnes se sentant coupables lorsqu’elles se reposent, sous-estimant leurs réalisations, pensant que travailler les rendra heureux, ou encore privilégiant le travail à leur santé. Je me suis tout de suite reconnue dans cette définition, n’ayant le sentiment d’être fière de moi que si je travaille avec acharnement et excelle dans mes études. Le capitalisme intériorisé peut avoir de lourdes conséquences : épuisement professionnel, insatisfaction générale, risque de burn-out et de dépression.
Du perfectionnisme au surinvestissement
À l’université, la seule note qui me satisfait est un A+. Il m’est déjà arrivé de pleurer pour un A ou un A-. Chaque mot prononcé par le ou la professeur.e doit être retranscrit sur mon document, me retrouvant ainsi parfois avec plusieurs centaines de pages de notes par cours à la fin du semestre. Je ne crois pas avoir déjà manqué une lecture ou rendu un devoir en retard.
Je ne dis pas cela pour me vanter : ce perfectionnisme à outrance peut être une torture. Premièrement, parce que le surinvestissement scolaire laisse peu de temps pour la vie sociale, pour cuisiner, pour aller prendre une marche, pour se détendre ou même pour laver son appartement. Deuxièmement, car ma confiance en moi repose uniquement sur mes aptitudes scolaires et ma production intellectuelle : au moindre échec, au moindre écart, au moindre A plutôt qu’à A+, mon humeur s’effondre.
C’est la même chose pour le loisir : quand je m’autorise à ne pas travailler, non sans culpabilité, je dois tout de même être productive. Par exemple, ne pas lire un livre de fiction, mais un livre sur mon futur sujet de thèse. Ne pas regarder une série ordinaire, mais un documentaire qui pousse à la réflexion. Ainsi disparaît la frontière entre la vie professionnelle et personnelle, le travail et la détente.
Je priorise mon travail à tout : ma santé, mon bonheur, mes ami.e.s, ma famille. Je ne souhaite pas d’enfants, entre autres pour pouvoir me consacrer à 100% à ma carrière. J’hésite à me lancer dans des relations amoureuses ou amicales par peur de manquer d’y consacrer du temps. Je dois être la parfaite employée, la première de la classe, l’étudiante engagée, quitte à tout sacrifier pour y arriver, notamment ma santé mentale.
Je suis ainsi entrée dans une forme de dépendance voire d’addiction au travail, au point qu’avoir du temps libre m’angoisse. Bien sûr, cela m’enferme dans un état perpétuel d’insatisfaction et de malheur : je ne suis jamais assez bien, assez performante, assez engagée. En psychologie, on appelle ça le tapis roulant hédonique : l’euphorie du succès ne dure que quelques jours, la satisfaction s’estompe et nous devons immédiatement courir vers le prochain objectif. Ainsi, les personnes qui réussissent sont presque toujours jaloux.ses de celles et ceux qui réussissent encore davantage.
Capitalisme, productivité et capacitisme
Malgré mes belles valeurs anticapitalistes, il est clair que j’ai intériorisé l’idéologie capitaliste mesurant la valeur des corps selon leur productivité. Cette croyance est enracinée dans le capacitisme et le classisme, perpétuant l’idée que les individus ne travaillant pas sont fainéants, inutiles à la société et ainsi ne méritent pas notre respect. Le capitalisme exacerbe ainsi les inégalités entre les corps valides productifs des bon.ne.s citoyen.ne.s et les corps marginalisés des personnes handicapées.
Le système scolaire est centré autour de la productivité capitaliste : les élèves sont mesuré.e.s par l’attribution de notes qui récompensent la productivité dès le plus jeune âge. Nos corps sont valorisés pour ce qu’ils peuvent produire et donc déshumanisés, transformés en outils du capitalisme. Si nous ne parvenons pas à répondre aux normes sociales de productivité en raison d’une maladie ou d’un handicap, nous sommes inutiles, notre valeur est inférieure ou inexistante.
Lorsque nous intériorisons ces critères de productivité capitaliste, nous sommes alors susceptibles de ne plus mesurer notre valeur par ce que nous sommes, mais par ce que nous faisons. En plus de l’hyperperformance, le capitalisme entretient la surconsommation et le surendettement : nous travaillons de plus en plus, car nous avons toujours envie de nous payer quelque chose d’autre.
Comment sortir de ce cercle vicieux ?
Au bord du burn-out à seulement 21 ans, j’ai fini par comprendre que je ne pouvais pas tout faire à la fois, qu’il n’était pas tenable à long terme de travailler plus de 70 heures par semaine, surtout pour une personne neuro-divergente comme moi. J’ai réussi à abandonner l’un de mes engagements, j’ai accepté d’échouer, de lâcher du lest, de ne pas pouvoir tout faire ni contrôler.
Bien sûr, notre travail peut contribuer à notre bien-être et donner un sens à notre vie. L’épanouissement personnel grâce au travail est possible, particulièrement dans les professions intellectuelles comme dans le milieu académique. Cependant, le travail ne devrait selon moi pas être la source principale de sens de notre vie, au risque de passer à côté de tout le reste.
Déconstruire le capitalisme intériorisé ne se fait pas du jour au lendemain, mais il y a des choses que nous pouvons faire, comme être plus indulgent.e avec soi-même, par exemple en s’autorisant à se reposer sans culpabiliser ou en prenant un jour de repos chaque semaine, ou encore arrêter de comparer constamment notre parcours et nos accomplissements aux autres. En bref, il faut reconnaître notre valeur en dehors du capitalisme, car nous sommes bien plus que notre potentiel de productivité.