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Arts et culture

Le succès de la saga napolitaine d’Elena Ferrante

Culture
9 février 2021

Crédit visuel : Aïcha Ducharme-LeBlanc – Cheffe du pupitre Arts et culture 

Critique rédigée par Aïcha Ducharme-LeBlanc – Cheffe du pupitre Arts et culture

Les romans napolitain de la romancière italienne sont, selon moi, des trésors de la littérature. L’amie prodigieuse (2011), Le nouveau nom (2013), Celle qui fuit et celle qui reste (2014), et L’enfant perdue (2015) sont les quatre tomes de sa plus fameuse série, vendue à ce jour à plus de 15 millions d’exemplaires à travers le monde. Mais quels sont les secrets qui rendent la fiction de l’auteure si irrésistible ? 

Aussi formidable que soit le succès littéraire des romans napolitains, celui-ci est particulièrement stupéfiant, étant donné que son auteure ne fait que très peu de promotion de ses écrits. Auteure anonyme, la véritable identité de l’italienne Elena Ferrante n’est en effet connue que par son éditeur italien E/O. Ce que j’admire cependant le plus dans son travail, c’est la transgression de sa prose.

Plongeon dans l’œuvre

Ferrante a déclaré à de nombreuses reprises que ses romans forment ensemble un long bildungsroman, un récit de passage à l’âge adulte, publié en série uniquement en raison de sa longueur. Un quartier paupérisé de la classe ouvrière, ravagé par la violence dans la Naples de l’après-guerre constitue la toile de fond de cette histoire.

La narratrice est la protagoniste Elena, aussi connue sous le nom de Lenú, qui raconte son enfance tumultueuse, et son amitié avec l’intelligente et manipulatrice Lila. Cette relation d’amour et de haine entre les deux napolitaines, leur compétition intellectuelle, et leur dépendance l’une envers l’autre, constituent le cœur et l’âme des quatre romans. D’autres thèmes, tels que le genre, la classe, et les normes sociales, interpellent néanmoins le.la lecteur.rice au fur et à mesure que l’intrigue prend forme.

Auteure peu conventionnelle

Ferrante est une conteuse magistrale. Ses livres rejettent quasiment toutes les règles d’écriture narrative que j’ai apprises à l’école : elle abandonne toute structure d’intrigue rationnelle, et présente autant de personnages qu’elle veut quand elle le veut, et ce même si ils.elles sont souvent unidimensionnel.le.s, et n’ajoutent pas grand-chose à l’histoire. Bref, elle est une rebelle.

Pour certain.e.s, son écriture est difficile à digérer, et peut manquer d’élégance. Ses récits sont affreusement crus, violents, et déchirants. Je me suis trouvée plus d’une fois perturbée par ses descriptions enflammées, dont l’écriture reste toutefois captivante. Cette prose dépouillée et honnête est sans doute le fruit du mandat de l’écrivaine, qui tient à « dire l’indicible ». 

Ferrante partage sa vérité, et semble toujours écrire comme si elle creusait au plus profond de son esprit. Elle jette sa matière première sur la page avec une telle force que le.la lecteur.rice se doit de la contempler presque comme un témoignage autobiographique. À titre d’exemple, je dirais qu’une des signatures de l’auteure est l’emploi systématique de phrases de suite. Habituellement indésirables et lourdes à lire, elles permettent ici de pénétrer dans la conscience personnelle de Lenú. Les narrations en sortent plus riches en réflexion, et véhiculent un sentiment d’intimité et d’authenticité. 

Amitié au féminin 

Le traitement réservé par l’écrivaine à l’amitié profonde de Lila et Lenú est la raison principale pour laquelle je suis fascinée par cette saga. Les deux jeunes filles ne sont pas complémentaires, mais elles sont représentées comme un tout. Si les contraintes rigides sociétales comme le mariage, la maternité ou même l’éducation les déchirent parfois, elles restent néanmoins toujours unies, l’essence de leur lien d’amitié étant inébranlable.

La représentation d’une amitié féminine aussi durable me semble tout simplement radicale. Dans sa chronique pour The Guardian, Ferrante écrivait qu’« une amie femme est aussi rare que le véritable amour », qu’elle est en fait comme une vraie perle à chérir. Ce qui m’a réellement emballée dans son œuvre, c’est la mise au point de personnages féminins dont le besoin de l’autre ne se dissipe pas avec le mariage ou la maternité. La paire se forge une indépendance d’esprit qui est nourrie par l’inspiration qu’elles trouvent l’une dans l’autre. 

Chemins divergents 

L’autre volet incontournable des romans napolitains reste leur critique implacable du pouvoir et des inégalités. Dans le quartier de Lila et Lenú, l’éducation est une denrée ; la précarité économique règle, aux côtés de l’exploitation et du désespoir. Ferrante dresse un portrait très dur, mais aussi très sincère, de cette existence ouvrière déplorable. 

Comme mentionné précédemment, les quatre romans suivent les vies de Lila et Lenú durant plusieurs décennies. Bien qu’elles soient liées dans leurs humbles origines, les dénouements imprévisibles de la vie les conduiront sur des chemins bien différents. Lenú pourra sortir de la précarité, alors que Lila y restera. 

Selon la journaliste Erika Jost, nous nous concentrons souvent sur les réussites, sur les parcours de personnes comme Lenú qui parviennent à s’émanciper, mais l’attention se porte rarement sur les Autres, comme Lila, qui peuvent malgré tout mener une vie également intéressante. Les Autres sont considérés comme moins importants, voire jetables. Mais Ferrante, elle, reconnaît leur valeur, et s’engage à raconter leurs histoires ; ce qui reste, selon moi, admirable. 

Pour une expérience littéraire unique, engageante et stimulante, je recommande vivement cette saga napolitaine, qui vous permettra d’élargir vos horizons et d’entamer vos propres réflexions sur les sujets abordés. Cependant, pour celles et ceux qui ne sont pas des rats de bibliothèque, il existe une adaptation télévisée des deux premiers romans sur HBO qui est, elle aussi, magnifique.

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