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Éditorial

De la parole aux actes, des actes au silence

Web-Rotonde
11 octobre 2016

ÉDITORIAL

Par Frédérique Mazerolle

Il va sans le dire que l’année 2016 aura été une année bien occupée pour la Mort et sa faux. La faucheuse nous aura raflé plusieurs grandes figures du monde des arts, dont le chanteur David Bowie, l’acteur Alan Rickman et l’auteur juif et victime de la Shoah, Elie Wiesel, pour ne nommer que ceux-là.

Pour marquer votre deuil, il se peut que vous aillez décidé de partager votre chanson préférée de Bowie, celle que vos parents écoutaient en boucle durant votre enfance, quand la vie était plus simple et que ceux-ci ne se criaient pas encore des injures au quotidien. Ah, l’âge de l’innocence était si doux. Sinon, vous avez surement lu bon nombre de publications de gens réclamant avoir grandi dans les vapes de la folie Harry Potter, ou bien encore de ceux qui ayant lu La Nuit à l’âge de 13 ans ne s’étaient jamais remis de la narration du séjour du jeune Wiesel à Buchenwald.

Alors que ces grandes personnalités et leurs accomplissements sont célébrés par toutes et tous, il ne faut pas oublier que nous avons également nos propres tragédies, ici au Canada. À l’échelle canadienne, nous avons également nos morts à pleurer. En fait, plutôt nos mortes.

L’activisme au bout du pinceau

Daphne Odjig, originaire de la réserve Wikwemikong, sur l’île Manitoulin en Ontario, est aujourd’hui reconnue comme étant un grand nom de l’art autochtone.

Au cours de sa carrière, qui a fortement été influencée par son grand-père paternel, Odjig a eu la chance de produire des tableaux et des œuvres se rattachant à des thèmes qui lui tenaient à coeur, comme la perte des traditions culturelles et sociales dans les communautés marginalisées et le processus de décolonisation. Ses réflexions, qui provenaient à la fois de ses souvenirs personnels et de ses critiques tout aussi historiques que politiques, se sont transvidées dans des œuvres qui lui auront valu plusieurs prix et distinctions.

Elle s’est éteinte le 1er octobre dernier à l’âge de 97 ans, entourée de ses amis et de sa famille.

Même si vous ne connaissiez pas son art et ses œuvres, il n’en demeura pas moins qu’il s’agissait d’une grande dame de l’Art. Ce n’est pas n’importe qui qui peut se dire lauréate de l’Ordre du Canada.

Annie Pootoogook, originaire quant à elle du Cap Dorset, au Nunavut, a également eu droit à ses moments de gloire dans le monde des arts d’ici et d’ailleurs.

Récipiendaire du Prix artistique Sobey, d’une valeur de 50 000 $, l’artiste inuk a eu la chance de voir ses œuvres décryptant des thèmes comme la sexualité décomplexifiée et l’appartenance du corps chez la femme être affichées dans de nombreuses galeries, dont le Musée de l’art contemporain du Massachusetts et l’exposition Documenta, à Kassel en Allemagne.

Malheureusement, Pootoogook n’a pas eu la chance de vivre une vie aussi prospère que Daphne Odjig. Après avoir connu la gloire, aussi brève fut-elle, l’artiste inuk déménagea dans la région de la Capitale nationale, plus particulièrement dans les rues du Marché By, et tomba dans l’enfer de l’alcool et de l’abus de substances illicites. Son corps a été retrouvé dans les eaux de la rivière Rideau, le 19 septembre dernier.

Ah, là vous êtes moins bavards. Il se peut bien que certain.e.s d’entre vous aient pris une pause dès avoir lu les mots alcoolisme, abus et substances illicites. J’oserais même dire que certain.e.s auront même soupiré après lu les propos ci-dessus.

Pourtant, ces deux femmes se sont battues, à coup de crayons et de pinceaux, pour faire valider l’existence de leurs peuples respectifs et la fierté des femmes de leurs communautés. Humbles dans leur conduite, mais féroces dans leur art. 

Quand les mots sont plus destructeurs que le fusil

D’un côté, nous avons une artiste qui a connu la gloire et dont le parcours a été plus privilégié, sans pour autant oublier qu’elle aussi a connu la misère et la discrimination raciale. De l’autre, nous avons un exemple qui illustre avec brio le manque de ressources et de considération, voire même de respect, qui existe envers les communautés autochtones et des Premières Nations.

Dans les deux cas, les grandes femmes qu’étaient Odjig et Pootoogook ont été réduites à une poignée de stéréotypes. L’une, comme une underdog du monde artistique qui reflète le multiculturalisme canadien, et l’autre, comme une autre itinérante droguée.

L’injustice ne s’arrête pas là. Suite à la mort d’Annie Pootoogook, plusieurs internautes, dont Chris Hrnchiar, agent du Service de police d’Ottawa, ont laissé des commentaires racistes à l’égard de la nature de la mort de celle-ci.

Parce que bien évidemment, comme la bonne autochtone qu’elle était, il est clair qu’elle s’était saoulée et qu’elle était tombée dans la rivière. Du coup, on pourrait dire de même pour toutes les femmes autochtones qui disparaissent ou sont assassinées à chaque année, non? Voilà, l’histoire est close.

Malgré le talent grandiose de Pootoogook, plusieurs ont profité de son désespoir pour acheter les oeuvres qu’elle vendait dans les rues d’Ottawa à un prix plus que crève-faim. Avec un exemple comme celui-ci, il est bien temps d’admettre, honteusement, que la déshumanisation des peuples autochtones et des Premières Nations, plus particulièrement des femmes, continue d’exister dans le discours public. On le remarque quand on reconnait le tord qui a été fait à ces communautés en déclarant simplement que nos instituions reposent sur des terres non-cédés appartenant à de diverses communautés autochtones.

Cet éditorial a été écrit sur des terres algonquines non-cédées, mais à quoi bon le mentionner si c’est la seule chose que l’on fait pour les Premières Nations? Il est temps de laisser ce discours vide de sens en arrière et de passer aux vraies choses, en donnant aux peuples autochtones les ressources, la place et la juste valeur qui leur revient, et non pas seulement une décoration superficielle.

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