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Kappy-Yuki dans le train

27 février 2017

Par Gabrielle Tardiff

Je m’endormis rapidement, mon corps se laissant harmonieusement bousculer par les mouvements du train. J’avais passé toute la nuit d’avant à courir dans les ruelles pour échapper à la police.

C’est le regard de Kawasu qui m’a réveillée. Il s’était assis en face de moi, et son regard était tellement puissant que je ressentis comme une énergie cosmique circuler à travers moi, ou sinon c’est parce que j’avais senti sa présence.  Il souriait. En me redressant sur la banquette, je me demandai si c’était bel et bien moi qu’il regardait parce qu’il tenait un parchemin et un pinceau face à lui et s’apprêtait à dessiner. Il a considéré son travail un instant avant de le déposer sur ses genoux et de saisir à tâtons un bol de won-tons.

Ça m’a donné soudainement très faim, surtout que les won-tons, ça se refuse pas. Il avait tout l’air d’un héros d’aventure de la trame de Kosai mais pourtant, je lui trouvai quelque chose de faible. Une secousse l’a fait sursauter et il s’est retrouvé le nez dans les won-tons. Il a essuyé son visage dégoulinant de soupe pour mieux constater la catastrophe :

« Mon estampe! »

Ça y est. Comme il lâchait son bol, je le saisis sur la banquette en face et j’ai tout englouti. J’avais presque de la peine pour lui, pas pour les won-tons, mais comme quand je renversais mon encre sur mes dessins, mais c’était amusant de le voir aller, surtout qu’il ne semblait pas voir que je le regardais déjà depuis quelques minutes, et encore moins que je venais de lui chiper sa soupe. Il était bizarre. Le train était presque vide et je me demandai soudain pourquoi il avait choisi de venir s’asseoir précisément en face de moi. On aurait dit qu’il était aveugle, tant ses yeux ne me semblaient pas normaux. Ils divaguaient chacun dans des directions différentes, indépendants l’un de l’autre.

« Mon estampe!  Elle est fichue!

– Attention, vous allez encore en mettre partout. »

Là, il a comme figé. Comme s’il cherchait quelque chose, il s’est levé et a posé sa pleine main sur mon visage. Je ne m’attendais pas à ça et ça m’a fait sursauter. Brusquement, il a remonté sa main jusqu’à toucher mes cheveux, comme s’il venait de faire une erreur.

– Vous êtes aveugle?

Il a froncé les sourcils:

– Mais non, je ne suis pas aveugle! Et vous, vous êtes qui?

– Pardon?

– Vous avez un nom?

– Euh…comme tout le monde…

Je devais avoir affaire à un idiot. Je n’avais pas envie de répondre à sa question, surtout que tout était en train de se mélanger. Et surtout pas à un inconnu, même quand c’est un aveugle idiot. On ne sait jamais.

– Moi je me nomme Kawasu. Tasukété Kawasu. Enchanté.

Ce fut comme si je lui eut tout pardonné de ses maladresses : un homme inconnu qui me révèle son nom, comme ça, à tout hasard et en toute naïveté, je trouvais ça bien amusant. Jak me disait toujours de ne pas donner mon nom aux inconnus, lui non plus ne le faisait jamais, encore que je n’ai jamais su si c’était son vrai nom.

Kawasu se dressait devant moi et déploya un large sourire. Il fit un geste comme pour me tendre la main, mais il ne pointait pas tout à fait la bonne direction. À ce moment-là j’ai bien failli me prendre un doigt dans l’œil, mais j’ai pu finalement saisir sa poignée de main. Je l’ai regardé droit dans les yeux, je voulais en percer le mystère. Kawasu avait les yeux de quelqu’un qui n’est pas capable d’avoir l’air de regarder là où il regarde. J’étais à présent curieuse de savoir quel genre de dessin il pouvait bien faire. Et surtout, je ne le trouvais plus aussi charmant que le Grand Kosai.

– Je m’appelle Kappy Yuki… enchanté… Dites-moi, qu’est-ce qu’ils ont, vos yeux?

– Mes yeux? Je ne sais pas, moi… qu’est-ce qu’ils ont, mes yeux?

– C’est moi qui ai posé la question.

C’était stupide. Il n’avait sans doute jamais saisi l’occasion d’observer ses propres yeux. Comment est-ce qu’il aurait fait?

La société croit que les gens handicapés sont victimes de malédictions, mais Jak m’avait appris à accepter les personnes différentes. Il disait toujours que les malédictions de ce genre n’avaient jamais tué personne et que c’était plutôt la discrimi-natation, ou un truc comme ça, qui le faisait. Même que parmi nous, il y avait un Monsieur tout déformé qui était génial.

« Tu vois, Kappy, nous aussi, nous sommes des gens différents. La société nous déteste parce que nous sommes des parasites, et pourtant nous ne présentons pas d’handicaps physiques. Nous n’avons reçu aucune malédiction de la part des dieux, et pourtant nous sommes encore plus bas que les handicapés, alors, pourquoi les détester? »

Je ne savais pas ce que voulait dire « parasite » parce que j’entendais toujours les gens nous appeler les Pushers de Tandaï. Ce devait être un synonyme. Kawasu était sans aucun doute plus vieux que moi, mais il allait pouvoir devenir mon ami, même idiot et aveugle, c’est toujours rassurant d’avoir un ami.

« Je suis désolée pour ton estampe.

– Oh, j’avais failli l’oublier. »

Il s’est mis à chercher à tâtons son parchemin sur la banquette, mais ça ne semblait plus tellement avoir d’importance. Il avait même oublié ses won-tons et je ne pouvais pas espérer mieux.

« Tu prends le train, seule, comme ça? »

Je le trouvais très con de me demander ça.

« Oui. »

En répondant, je venais de me rendre compte d’une évidence horrible : je n’avais aucune idée où allait ce train. Mon nouvel ami ne sembla pas dérangé de ma déclaration, et je le trouvai encore plus con de m’avoir posé la question. Nous avons parlé ensemble tout le reste du trajet. J’appris qu’il était moine et peintre, qu’il avait trente-deux ans et qu’il parcourait le monde à la recherche d’inspiration. Je ne vois pas ce que notre monde a de si inspirant, sauf pour les couchers de soleil, mais c’était amusant de l’entendre parler de ses voyages. Il me racontait qu’il avait vu la mer, les constellations du sommet du temple de Télépilos, et plusieurs endroits soi-disant spéciaux. Ça me donnait envie de partir, et je regrettais de moins en moins de ne pas savoir où j’allais. Je n’avais jamais vu l’océan, ni la cité de Télépilos, et j’avais toute la vie devant moi. Je souhaitais que le train me conduise à la mer, mais je m’en voulais un peu de penser ça. Si j’étais pour me rendre à la mer, j’aurais voulu que Jak soit avec moi.

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