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La face cachée des applications de suivi menstruel

Mireille Bukasa
7 Décembre 2024

Crédit visuel : Hidaya Tchassanti — Directrice artistique

Entrevue réalisée par Mireille Bukasa — Cheffe du pupitre Actualités

Coordonnatrice de recherche à l’École nationale d’administration publique à Montréal, Pauline Rudaz a sondé, dans le cadre d’un mémoire de maîtrise, les personnes utilisant des applications de suivi menstruel au sujet du partage des données, ainsi que sur l’utilité et les risques de ces outils technologiques. La chercheuse s’est entretenue avec La Rotonde à l’issue d’une conférence sur le sujet. 

La Rotonde (LR) : Qu’est-ce qui vous a motivé à étudier l’usage des applications de suivi menstruel ?

Pauline Rudaz (PR) : Je me suis intéressée à la perception des applications de suivi menstruel, car elles constituent des outils précieux pour gérer les cycles menstruels, des outils que j’utilise moi-même régulièrement. Cependant, leur utilisation implique le partage de données sensibles. 

De manière générale, la question des données, notamment corporelles et sensibles, me fascine, car elles sont invisibles mais omniprésentes dans nos vies. Elles alimentent les outils que nous utilisons au quotidien et sont au cœur des modèles économiques de nombreuses grandes entreprises, comme les GAFAM. Certains chercheur.se.s les qualifient même de « nouvel or noir », soulignant leur lien avec des enjeux et dynamiques de pouvoir. 

De plus, cette problématique m’a particulièrement interpellée lorsque j’ai lu un article paru en 2019 dans le Wall Street Journal. Celui-ci révélait un scandale autour de l’application Flo, qui partageait des informations sur les cycles menstruels de ses utilisateur.ice.s avec Facebook à des fins commerciales, et ce sans leur consentement.

LR : Quels sont, selon votre enquête, les principaux problèmes que posent ces applications ?

PR : Les applications de suivi menstruel partagent souvent les données des utilisateur.ice.s avec des tiers, notamment des entreprises privées, pour la publicité ciblée, souvent sans que les utilisateur.ice.s en soient pleinement conscient.e.s. Ces pratiques sont généralement dissimulées dans des politiques de confidentialité complexes, longues et rédigées en jargon juridique.

Un autre problème est le cadre normatif que ces applications peuvent imposer, ne reflétant pas toujours la diversité des expériences et des corps humains. Elles risquent de pathologiser des variations naturelles, ce qui nécessite une prise de recul critique.

Bien qu’elles offrent un soutien précieux en réduisant la charge mentale liée au suivi menstruel, ces applications renforcent aussi la responsabilisation individuelle du contrôle corporel et participent au capitalisme de surveillance, un système économique basé sur la surveillance des individus, en exploitant les données personnelles. De plus, elles ne contribuent pas suffisamment à intégrer la santé menstruelle dans les discours publics, alors que celle-ci devrait être un enjeu majeur de santé publique, touchant près de 50 % de la population.

LR : Comment les personnes menstruées peuvent-elles utiliser ces applications tout en évitant une augmentation de leur charge mentale ?

PR : Il y a plusieurs choses, par exemple, ,les personnes menstruées peuvent partager la charge mentale avec leur partenaire, en utilisant une application conjointement. Le mieux est d’utiliser une application payante ou une application dans laquelle les données sont stockées localement sur la mémoire du téléphone de la personne usagère. 

En général, les applications payantes sont moins à risque, car elles ont moins besoin de partager leurs données pour leur modèle économique. Voici quelques plates-formes intéressantes : Pow ! et Euki. Pour la protection des données, il existe également un guide d’autodéfense face à la surveillance proposée par la Fondation Frontière Électronique. On peut également opter pour des solutions low tech, en utilisant un agenda, par exemple.

LR : Quel lien établissez-vous entre ces outils et la surveillance des données personnelles ?

PR : Ces pratiques sur les applications qu’on utilise de manière gratuite contre un service sont l’apanage du capitalisme de surveillance. De ce fait, on peut considérer que la « femtech » et les applications de suivi menstruel, en participant à la mise en données des conditions humaines et au partage de ces informations à des fins d’études et de suivi des comportements pour les monétiser à travers la publicité ciblée, s’insèrent dans ce système de capitalisme de surveillance. 

Ceci peut poser plusieurs problèmes éthiques au niveau de l’intégrité de l’usage qui est fait de ces données, mais notamment aussi parce que les entreprises qui bénéficient le plus de ce système ne sont pas forcément directement redevables auprès des individus qui génèrent ces données au niveau de leur imposition financière, par exemple.

LR : Que pourrait changer la gestion de ces applications si elle était confiée à des personnes menstruées ?

PR : Si plus de personnes menstruées prennent la tête de ces applications et outils de « femtech », alors ce sera toujours plus de personnes menstruées qui pourront bénéficier de son développement. À travers l’usage et l’analyse de données sur les menstruations, il est possible que les personnes menstruées soient plus enclines à pousser la recherche en santé menstruelle, à avoir les intérêts des personnes menstruées à cœur et à reconnaître et valoriser les expériences menstruelles.

LR : Quelles solutions ou pratiques recommandez-vous pour se protéger de cette surveillance ?

PR : Il est essentiel de s’informer sur les données collectées et stockées par les applications, et de limiter leur enregistrement, comme l’historique des données. Sur un plan global, des lois devraient encadrer les types de données collectées et partagées, avec des politiques d’usage plus transparentes. Des initiatives comme un système de codes couleurs pour indiquer le niveau de sécurité des applications pourraient également être mises en place.

Bien que les utilisateur.ice.s puissent agir individuellement pour se protéger, le problème reste systématiquement les GAFAM, qui sont devenus incontournables.

Cependant, j’ai espoir d’un jour peut-être voir proliférer des applications gratuites et subventionnées par l’État pour ce suivi, puisqu’il s’agit d’une question de santé publique.

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