De générations en générations (depuis 2012), les employés et employées de La Rotonde se passent, écrits dans les mythiques rapports de transition qui disparaissent une fois lus, un savoir ancestral. Au tournant du millénaire, la première enquête d’envergure du journal francophone de l’Université d’Ottawa n’avait, à la surprise de tous, rien à voir avec le budget de la Fédération étudiante ou l’incompétence administrative, mais plutôt avec un homme pour qui La Rotonde n’avait été qu’un tremplin. Voici donc, mes amies et mes amis, la légende de Jacques Frimas.
Par Frédéric Lanouette
Il s’agissait d’un dimanche comme les autres à La Rotonde. Au deuxième étage, devant l’écran d’un ordinateur qui venait de planter, Jacques Frimas, le 31e rédacteur en chef du journal étudiant, sacrait.
Dehors, il neigeait à plein ciel. Les fenêtres du shawarma d’en face, habituellement agitées de vie, étaient embuées et opaques. Derrière, on pouvait voir se mouvoir les spectres de ses employés, tous vêtus de rouge. Sous les affiches de loterie du Mac’s, une étudiante attendait son taxi, ses bottes mouillées et ses cils lourds de givre. Dans sa main gantée de cuir se reflétait le faible éclat d’un écran de téléphone. Jacques, les bras croisées au dessus de la tête, avait froid pour elle. En fait, il avait froid tout court, parce que personne n’était foutu de contrôler la température des locaux presque deux fois centenaires.
La journée avait pourtant bien commencé. À 9 h, le dernier article était rentré. À 9 h 20, la correctrice, qui avait accepté de travailler la veille de Noël, lui avait renvoyé et dès 9 h 30, Jacques avait commencé la mise en page. Ce qui l’avait poussé à accepter de faire une ultime édition avant le nouvel An, nul ne le savait. Jacques avait toutefois certaines hypothèses : peut-être avait-il été drogué par le directeur du CA, peut-être avait-il été hypnotisé par le trésorier, peut-être était-il tout simplement stupide. Mystère.
Assise sur le divan placé perpendiculairement au bureau de son patron, Mathilda riait. Mathilda était une journaliste au passé brumeux de cartels et qui, comme les petits elfes que les parents plaçaient dans leur maison pour calmer leurs enfants, semblait être toujours là, même se elle n’avait pas les clés des locaux. Avec un coup de tête en direction de l’écran maintenant éteint, elle rappela à Jacques que s’il n’envoyait pas le journal à l’imprimeur avant minuit, ce dernier allait probablement venir le crucifier à même les murs infestés de souris. Les yeux fixés sur sa réflexion dans la fenêtre, son visage y apparaissant à moitié rongé par la rigidité du givre, Jacques expira. Il répliqua, d’une voix lasse, que s’ils voulaient le crucifier, elle allait devoir se trouver une lance et l’achever. Il n’allait pas pouvoir supporter une autre rencontre du conseil administratif, où il se ferait probablement crier après par des gens qui n’avaient aucune idée des réalités de son emploi, sans se mettre à renverser des tables. Si Jésus avait chassé les marchands de temple, Jacques, son frère d’une autre mère, d’un autre continent et d’une autre époque allait quant à lui chasser les administrateurs des bureaux.
Dans la rue, une voiture plaquée FEUO4EVR vint se stationner en double devant le Father and Sons. Jacques failli envoyer Mathilda prendre en photo son numéro d’immatriculation mais le coffre-fort n’avait plus de batterie et les caméras y étaient enfermées. Soudain, un bip émanant de l’ordinateur attira son attention. Sans attendre, il reprit place devant le poste. En ponctuant ses clics de « J’espère que je n’ai rien perdu », il ouvrit le logiciel, qui l’attendait en clignotant en bas de l’écran. Il jura. La page était aussi vierge que la Sainte-Mère. Tout ce qu’il avait accompli dans les quinze dernières heures avait disparu. Mathilda proposa d’aller lui acheter des Maltesers, pour, dit-elle, lui changer les idées. Jacques lui lança un regard à faire fondre les banquises et hocha à la négative. Là commençait son calvaire.
Il passa ainsi les prochaines heures les yeux vitreux et les mains crampées, à copier et à coller des articles trop longs, à glisser des images dans des cadres trop petits et à répéter, au rythme de Petit papa Noël, tous les sacres qu’il connaissait. À 23 h, Mathilda était partie attraper le dernier autobus en direction de Gatineau et il s’était retrouvé seul avec les souris. Lorsque l’horloge, en bas, sonna les onze coups de 23 h 45, il fit une sauvegarde et admira son travail, satisfait. Puis ce fut au tour de son téléphone de sonner. Sur l’écran, le nom de Paul apparu. Paul était l’imprimeur. Paul et Jacques s’entendaient aussi bien que les Samaritains et les Judéens. Jacques appuya sur le téléphone vert, puis sur le haut-parleur, et la voix de Paul remplit la pièce.
– Il n’y aura pas de journal cette semaine mon gars.
Jacques fixa l’écran de son cellulaire quelques secondes. « Hein? »
– On avait demandé à ce que ça soit envoyé à 23 h, tu t’en souviens pas? On commence à être pas mal tanné d’avoir à rester plus tard parce que vous êtes pas capables de faire votre job à temps. So cette semaine pas de publication.
La température dans la salle de production baissa de trois degrés. Une couche de glace couvrit les fenêtres. Les souris furent gelées sur place.
– Ah oui? demanda Jacques
– Oui, répondit Paul.
– Et c’est définitif?
La voix de Jacques charriait des glaçons.
– Ce n’est pas la première fois que ça se produit mon gars.
– C’est définitif, oui ou non.
– Oui.
– Très bien.
Jacques raccrocha et ferma l’écran de son ordinateur.
Quant à ce qui se produisit par la suite, nul ne le sait avec certitude. La légende veut toutefois qu’en quittant les locaux, Jacques ait crié, le visage tourné vers le ciel, « Personne ne lit La Rotonde de toute façon », avant de disparaitre dans la tourmente. L’Histoire retrouva sa trace deux mois plus tard, au Pôle Nord, avant de la perdre, pour toujours cette fois. On raconte cependant, sur ces fameux rapports de transition, qu’il anglicisa son nom et développa, sous la tutelle de Saint-Nicolas, certaines de ses capacités.
Si vous sortez de chez vous, une nuit d’hiver, et que vous répétez les dernières paroles de l’homme, il se peut qu’il vous apparaisse, vêtu de blanc, un sourire de glace au visage. Souriez-lui en retour, ce n’est pas tous les jours que vous aurez la chance de rencontrer Jack Frost, le maître de l’hiver.