
L’art sous nos yeux : la créativité du quotidien
Crédit visuel : Élodie Ah-Wong- Directrice artistique
Article rédigé par Bianca Raymond – Cheffe du pupitre Arts et culture
On perçoit souvent l’art comme une expérience payante : un billet de cinéma, une sortie au musée, un concert où l’on s’assoit pour admirer le talent d’autrui. Mais qu’en est-il des formes d’art plus discrètes ? Celles qui ne se trouvent ni dans les galeries ni sur les scènes, mais qui se cachent derrière les gestes les plus anodins du quotidien : cuisiner, écrire, bricoler, chanter sous la douche ou même organiser son espace.
Pour l’artiste et professeure en arts visuels à l’Université d’Ottawa (U d’O) Jinny Yu, la créativité prend racine bien avant l’atelier, dans l’observation du réel. « Il s’agit de trouver de nouvelles façons de penser et de réagir à la réalité, à partir des données dont on dispose et des expériences que l’on fait », explique-t-elle. Un geste devient alors créatif lorsqu’on s’arrête pour l’analyser, le remettre en question et l’examiner de manière critique
Elle illustre cette démarche par la cuisine, qu’elle aborde comme un terrain d’expérimentation : se demander si deux ingrédients s’accordent réellement, ou si l’ajout d’un autre pourrait transformer l’essence et la saveur du plat. Ce processus de questionnement, souligne-t-elle, alimente et stimule la pensée créative.
Boulou Ebanda De B’béri professeur en communication à l’U d’O, lui, voit la créativité du quotidien comme un geste mémoriel. Faire la cuisine, bricoler ou organiser son espace de travail s’appuient sur des gestes hérités, observés pendant l’enfance. Il appelle cela une « bibliographie mnésique », là où les archives de notre mémoire sont rangées. Pour lui, la créativité provient souvent de cette mémoire intime qui resurgit dans nos gestes ordinaires.
Cette vision se distingue de l’art professionnel, sans toutefois s’y opposer. Yu y voit à la fois des ressemblances et des différences : les artistes travaillent avec rigueur, intention et temps, mais leur démarche créative peut être très proche de celle de toute personne qui transforme son quotidien.
" Je refuse toute hiérarchisation. Pour moi, ranger sa chambre ou travailler dans un désordre organisé peut être tout aussi créatif que peindre une toile."
-Boulou Ebanda De B'béri-
Il s’agit de deux systèmes différents, et deux systèmes d’égale valeur en matière de créativité, du moins , affirme-t-il. L’art professionnel est cadré, exposé, évalué. L’art du quotidien, lui, est spontané, intime, informel — mais tout aussi riche insiste De B’béri .
Gestes porteurs de culture
Loin d’être de simples routines, ces gestes ordinaires révèlent une dimension culturelle et identitaire. Yu rappelle que tout ce qui nous entoure – objets, conversations, lieux, images – influence notre sensibilité artistique. Même des œuvres accrochées dans une chambre d’hôtel peuvent modifier notre perception. Elle confie d’ailleurs retourner certains cadres lorsqu’elle n’apprécie pas ce qu’ils représentent, pleinement consciente de l’influence qu’ils exercent sur son regard.
De B’béri élargit cette réflexion à l’échelle des communautés. Selon lui, les pratiques du quotidien ont, à maintes reprises, contribué à façonner l’identité de groupes entiers. Il cite en exemple les premières communautés noires établies au Canada aux XVIIe et XIXe siècles, dont la créativité relevait moins du loisir que de la survie : inventer, s’adapter, se réorganiser dans un environnement souvent hostile. « La créativité de survie, c’est quelque chose qui a défini leur identité », souligne-t-il. Cette créativité devient alors un moyen de se construire et d’exister, transformant l’art du quotidien en héritage culturel et en forme de résistance.
Comment reconnaître cette créativité ?
La première étape, selon Yu, consiste à apprendre à observer notre réalité et notre quotidien en adoptant un regard critique. Elle encourage également ses étudiant.e.s à questionner et à critiquer ce qu’iels font. Ce simple déplacement du regard suffit souvent à faire apparaître la créativité là où on ne la voyait pas.
De B’béri propose une approche plus intuitive : écouter ce que l’on aime et ce que le cœur dicte. « Si tu combines ce que tu aimes avec ce que ton cœur te dit, tu vas être créatif. Que tu le veuilles ou non » , affirme – t-il. Pour lui, la créativité du quotidien, dans ces gestes que nous accomplissons naturellement et avec authenticité, est ce qui forge notre identité.
Reconnaître cette créativité implique aussi de ne pas chercher à la « formaliser » ou à la transformer en performance. De B’béri rappelle que de nombreux mouvements artistiques ont perdu leur spontanéité en devenant institutionnalisés. Pour lui, valoriser l’art du quotidien, c’est accepter qu’il soit simple, imparfait et improvisé.
