
« Les luttes des femmes autochtones continuent », souligne l’artiste interdisciplinaire Émilie Monnet
Crédit visuel : Courtoisie – Rémi Thériault
Entrevue réalisée par Sarah Matmata — Journaliste
En écho au Mois national de l’histoire autochtone, Émilie Monnet revient sur Marguerite : le feu, sa pièce présentée au Théâtre autochtone du Centre national des Arts (CNA) les 12 et 13 juin derniers. À travers le parcours de Marguerite Duplessis, première esclave autochtone a avoir revendiqué sa liberté devant les tribunaux du Québec, l’artiste met en lumière cette mémoire enfouie pour interroger l’histoire coloniale du Canada et notre actualité.
La Rotonde (LR) : Pour commencer, comment vous présenteriez-vous à quelqu’un qui ne vous connaît pas du tout ?
Émilie Monnet (ÉM) : Moi, c’est Émilie Monnet. Je suis artiste interdisciplinaire et je travaille surtout dans les arts vivants, soit le théâtre, la performance, l’installation sonore. Je viens de l’Outaouais. Ma mère est Anishinaabe, mon père est Français : ce double héritage traverse tout ce que je crée. Je suis aussi auteure, metteuse en scène et parfois interprète de mes propres projets.
LR : Comment est née Marguerite : le feu ? Quelles recherches ou rencontres ont nourri votre processus de création ?
ÉM : Quand je suis arrivée à Montréal, il y a une quinzaine d’années, j’ai fait un parcours autochtone avec L’Autre Montréal. On nous a parlé de Marguerite Duplessis, une femme autochtone réduite en esclavage, puis emprisonnée parce qu’on voulait la revendre en Martinique. C’était la première fois que j’entendais son nom.
Ce qui m’a bouleversée, c’est qu’elle avait tenté un recours à la justice pour faire reconnaître sa liberté en affirmant qu’elle était née libre. Un geste inédit : une femme autochtone qui prend la parole devant la justice. Je n’en revenais pas.
Je savais qu’il y avait eu de l’esclavage au Canada, mais pas pendant deux siècles, ni que la majorité des personnes concernées étaient autochtones. L’histoire de Marguerite m’a marqué. J’ai commencé à chercher, à creuser dans son procès, grâce aux traces conservées dans les archives.
Je me suis alors demandé : qui était cette femme qui, dans un monde qui lui refusait tout, a trouvé la force de se battre pour sa liberté ?
LR : Pour ceux.celles qui n’ont jamais regardé la pièce, de quoi parle-t-elle plus précisément ?
ÉM : La pièce s’inspire de l’histoire de Marguerite Duplessis, mais surtout, elle montre à quel point son combat demeure actuel. Les luttes des femmes autochtones continuent. Le gouvernement a reconnu un génocide ! Marguerite, c’est n’importe quelle femme d’aujourd’hui. Les interprètes de la pièce sont des femmes autochtones et afro-descendantes, car esclavage et colonialisme sont les deux faces de la même pièce. J’aime imaginer qu’elle [Marguerite] ait croisé Marie-Josèphe Angélique, une esclave d’origine africaine, figure de résistance. Elles étaient voisines.
D’autres projets viennent compléter le spectacle dont Marguerite : la traversée, un balado sur la traversée jusqu’en Martinique, et Marguerite : la pierre, un parcours sonore dans les lieux de mémoire du Vieux-Montréal. Sa voix, longtemps étouffée, résonnera toujours à travers le temps.
LR : La couleur rouge traverse la pièce, visuellement et symboliquement. Que représente-t-elle pour vous dans cette œuvre ?
ÉM : Dans le spectacle, le rouge incarne le feu intérieur de Marguerite : sa force, son courage, sa voix. Mais c’est aussi un symbole collectif, inspiré du projet REDress de Jaime Black, devenu une figure de protestation pour les femmes, filles et personnes bispirituelles autochtones disparu.e.s et assassiné.e.s. Cette couleur traverse toute la pièce : elle est passionnelle, politique et personnelle.
LR : Quels enjeux ou récits souhaitez-vous transmettre aux jeunes générations autochtones à travers vos œuvres ?
ÉM : Aux jeunes Autochtones, j’ai envie de dire que l’art est un outil puissant. Il peut toucher les cœurs, faire passer des vérités qu’on n’entend pas toujours autrement. C’est un espace de transformation, de guérison, de cheminement personnel aussi. Créer Marguerite m’a permis de me relier à quelque chose de plus grand. À la fin du spectacle, on interprète un chant qui m’est venu alors que j’étais en Martinique, alors que je ne trouvais aucune trace d’elle. C’est comme s’il m’avait été offert. On le chante pour elle, pour toutes les Marguerites, pour celles qui ont lutté sans être entendues. C’est une façon de leur dire qu’on ne les oublie pas. Et j’ai envie de dire aux jeunes : suivez ce que vous sentez fort à l’intérieur. Même si ça fait peur. La peur, souvent, c’est le signe qu’un passage est en train de s’ouvrir. Alors, allez-y.
LR : Quels types de dialogues espérez-vous créer entre les publics autochtones et allochtones ?
ÉM : L’histoire de Marguerite est trop peu connue, et ce, autant dans les communautés autochtones qu’au sein des sociétés québécoise et canadienne. Dans le spectacle, une scène marquante présente une liste de noms tirés du Dictionnaire des esclaves et de leurs propriétaires au Canada français de Marcel Trudel. On récite des patronymes encore bien présents aujourd’hui, dont ceux des premiers ministres du Québec, non pas pour pointer du doigt, mais pour montrer comment l’esclavage est lié aux structures de pouvoir.
Cette scène invite à réfléchir à notre héritage, à ce qu’on a effacé ou jamais appris. Elle touche aussi aux liens entre les peuples. D’ailleurs, je porte en moi le nom Monnet. Ce retour au passé, parfois troublant, nous pousse à regarder collectivement d’où l’on vient.
LR : En quoi l’éducation peut jouer un rôle dans la sensibilisation aux réalités autochtones ?
ÉM : Pour moi, le rôle des institutions, plus particulièrement éducatives, c’est d’ouvrir les yeux. Pas juste sur l’histoire, mais sur ce qui se passe en ce moment. Il y a 94 appels à l’action dans la Commission de vérité et réconciliation du Canada. Ils sont là, il ne reste plus qu’à les mettre en pratique. On peut inviter les étudiant.e.s à en choisir un, et à essayer de l’appliquer. Et puis, connaître le territoire sur lequel on est, comprendre les luttes actuelles des peuples autochtones, comme celles autour de la rivière Kitchissippi, c’est essentiel. On n’est pas responsables de ce que nos ancêtres ont fait, mais on a le pouvoir d’agir aujourd’hui. Et ça commence par l’éducation, par l’écoute, par le fait de devenir de vrai.e.s allié.e.s.
LR : Une autre de vos pièces sera présentée au CNA en septembre prochain. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
ÉM : Oui, Marguerite c’était vraiment mon projet de pandémie. Et après ça, j’ai eu envie de parler d’amour, de douceur. Le nouveau spectacle, je l’ai créé avec ma grande amie Waira Nina, qui vient d’Amazonie colombienne. C’est une prière pour l’eau, mais aussi un cri contre la présence des compagnies minières canadiennes sur les territoires autochtones. On parle de solidarité entre les peuples autochtones du Nord et du Sud. C’est un projet né de l’amitié, mais qui porte aussi une lutte bien réelle.