
Les orphelins Baudelaire : un voyage initiatique entre tragédie et absurdie
Chronique rédigée par Ismail Bekkali — Journaliste
Si vous êtes à la recherche de bonnes nouvelles, il vaudrait mieux vous rediriger vers un autre article. Dans cette chronique, non seulement il n’y a pas d’actualité, mais très peu de choses joyeuses y sont racontées. Je vous parlerai d’une série de romans tragiques, Les Désastreuses Aventures des orphelins Baudelaire, dont l’histoire est si morose qu’elle me fit réaliser très jeune l’absurdité du monde réel. Si vous avez des aspirations quant à votre vie sur Terre, je vous conseille de les préserver en lisant quelque chose de plus joyeux.
Le malheur débute dès les premières lignes du texte, lorsque le narrateur, Lemony Snicket, avise ses lecteur.ice.s avec un avertissement similaire : « vous feriez mieux de lire un autre livre ». Les Désastreuses Aventures des orphelins Baudelaire (A Series of Unfortunate Events) est l’histoire de trois enfants, Violet, Klaus et Sunny Baudelaire, ayant récemment perdu leurs parents dans un incendie, et comme le titre l’indique justement, cet événement n’est que l’amorce d’une longue suite de mésaventures allant de mal en pis. Désormais orphelin.e.s, ils.elles sont traqué.e.s sans relâche par un parent éloigné aux tendances meurtrières, le Comte Olaf, dont l’unique objectif est de s’emparer de la fortune dont les enfants ont hérité. Sans logement ni famille, les enfants doivent être transféré.e.s à un nouveau gardien, mais les tuteur.ice.s potentiel.les s’enchaînent sans qu’aucun n’ait la capacité de leur fournir un foyer convenable.
Au-delà de l’intrigue, l’univers du roman est en lui-même profondément absurde et morose. Les protagonistes cherchent désespérément de l’aide dans un cadre dystopique, où les adultes sont égoïstes, malveillant.e.s ou simplement trop lâches et incompétent.e.s pour venir à leur secours. Semblablement, le Comte Olaf est le reflet des vices de cette société infernale. De ses manigances à sa personnalité excentrique, il est l’incarnation du parfait antagoniste. Il menace, assassine, et torture ses ennemis, toujours avec un sourire éclatant.
En dépit de cette amorce pour le moins sinistre, les orphelins poursuivent leur quête avec un certain optimisme et se démarquent par leur bonté d’âme et leur grande intelligence. Ils.elles représentent une lueur de raison et de morale dans ce bas monde où l’injustice est poussée jusqu’à en devenir comique.
Pourquoi choisir la magie quand peut plonger dans la tragédie
Publié à la fin des années 90 dans un marché dominé par l’empire littéraire de J. K. Rowling, la saga de Lemony Snicket a su s’imposer à contre-courant de ce qu’il y avait de plus populaire. Comme substitut aux aventures du jeune sorcier, j’eu affaire à la tragédie des enfants Baudelaire. J’ai préféré me distancer d’œuvres que je considérais banales, pour me tourner vers la singularité d’un univers que personne ne semblait connaître. J’ai été conforté par sa bizarrerie, ressentant un sentiment d’appartenance, voire une fierté de par sa différence, bien en adéquation avec mon caractère solitaire.
Dans l’immensité imaginaire de ma chambre, je m’étais approprié cette esthétique comiquement lugubre, je m’identifiais aux personnages principaux de cette histoire, à leur intelligence et leur ingéniosité. À l’instar de Klaus et Violet, j’ai pensé grandir avec une sensibilité incomprise par l’impitoyable sphère des adultes, ceux.celles qui négligent, qui méprisent, qui étalent leur maturité en faisant des phrases interminables et en usant de grands mots savants qu’il.elle.s doivent expliquer aux plus inéduqué.e.s.
Poussé par un élan de nostalgie, ce n’est que lorsque je me suis replongé des années plus tard dans cet univers avec un tout autre regard que je fus frappé par une effrayante épiphanie (épiphanie veut dire réalisation ou révélation d’une réalité cachée). Au fur et à mesure que j’avançais dans ma lecture, je me distançais doucement du caractère des enfants héroïques pour me rapprocher de celui des adultes cyniques. J’ai développé, malgré moi, les mêmes traits de personnalités dont autrefois je me moquais. Le récit du roman en devient d’autant moins manichéen, même quand il est question de la bonté supposément innée des enfants, ou de la violence d’un personnage aussi cruel que le Compte Olaf.
Contrairement à la plupart des récits pour enfants, cette série ne se détourne jamais des thèmes les plus sombres qui y sont abordés. Le meurtre, le terrorisme, la cupidité humaine et la banalité du mal sont tous des sujets qui ne sont pas dilués, mais explorés avec une honnêteté brutale, contrastant avec l’optimisme habituel de la littérature jeunesse.
Un voyage initiatique brutal, mais honnête
L’histoire du roman reste, comme bien d’autres, celle d’un voyage initiatique pour ses protagonistes. À notre première rencontre, les Baudelaire sont des enfants choyé.e.s par le confort de leur foyer familial, avant d’être brutalement jeté.e.s dans le monde extérieur, où ils.elles doivent apprendre à affronter non seulement la perte, mais aussi leur propre sens moral entravant leurs objectifs. Au fil des tragédies vécues, l’espoir et le sens éthique immaculé des héro.ïne.s perdent de leur éclat, et se tâchent de sang suite aux actions entreprises pour survivre à l’injustice constante qu’il.elle.s subissent.
Le style de rédaction du roman est en adéquation avec ce mal-être omniprésent, mélangeant humour absurde et narration sarcastique, le tout agrémenté d’un foisonnement d’allusions littéraires. Le nom Baudelaire n’est d’ailleurs pas sans rappeler le célèbre poète, connu pour l’esthétique macabre de ses œuvres, symbolisant ce qu’on appelait à l’époque « le mal du siècle », un état de mélancolie latent touchant les jeunes générations. Dépouillé.e.s de leur cadre de vie idyllique, les orphelin.e.s basculent petit à petit vers le cynisme, représentant la fatalité du passage de l’innocente enfance à l’âge adulte.
Par ce raisonnement, on peut facilement expliquer, voire justifier le profil de certains personnages dont les motivations restent floues, du moins jusqu’à la fin de l’histoire. Aigri et renfermé par la dureté de son passé, le Comte Olaf a effacé en lui tout intérêt pour les notions d’espoir ou de bonté. Le narrateur, quant à lui, dont la joie de vivre et l’intensité sont aussi présentes que mon engouement vis-à-vis d’un examen, intervient régulièrement auprès du lecteur pour faire une piqûre de rappel quant à la morosité de la vie.
Face à ce pessimisme généralisé, l’humour absurde a une place importante. En plus de mettre en évidence le ridicule de certains aspects de notre quotidien, il traduit une tendance moderne de fuir son mal-être dans un sarcasme constant, jusqu’à en devenir parfois pesant.
En définitive, l’histoire des orphelins Baudelaire ne vous apportera rien de bien positif, si ce n’est la capacité de rire de ce qui a de plus tragique. Ne voulant conforter le cliché lourd et récurrent d’une nouvelle génération de jeunes dépressif.ve.s, je vous réitère le conseil prodigué au début de ce texte. Prenez compte de ma mise en garde et de celle du narrateur, oubliez mes paroles, fuyez ce roman, et relisons tous ensemble Harry Potter, car au moins dans cette histoire, le héros gagne à la fin. Laissons-nous vivre dans l’espoir, l’insouciance et la motivation, sans quoi je n’aurais jamais eu la détermination d’achever cette chronique.