Yasmine Mehdi
Alexandre Baril est un chercheur, un activiste et une personne tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Il est aussi l’unique professeur transgenre de la Faculté des sciences sociales (FSS). Ce portrait est une reconstitution fictive d’une journée dans sa vie qui, en plus de dépeindre une personnalité importante sur le campus, cherche à informer des enjeux auxquels sont confrontés les personnes trans.
Alexandre Baril se réveille ce matin et, comme tous les matins, il se rase, enfile chemise et cravate, avale son petit-déjeuner, sort de chez lui, et marche jusqu’au campus de l’Université d’Ottawa (U d’O).
Alexandre est professeur remplaçant à l’Institut d’études féministes et de genre. C’est un des rares chercheurs francophones au monde à consacrer ses travaux aux enjeux de la communauté trans. Ce n’est pas tout : Alexandre Baril est le seul professeur trans que compte la FSS. « Difficile à croire », se dit-il en réfléchissant aux dizaines d’étudiants trans, non-genrés ou de genres non-binaires qui participent à ses cours et qui passent par son bureau pour lui demander conseil.
Alexandre a fait son doctorat à l’U d’O. Si la représentation trans au sein du corps professoral n’a pas évolué depuis 2008, il se réjouit de l’augmentation de la représentation médiatique des personnes trans, qui a contribué à encourager une certaine acceptation sociale. « Les jeunes d’aujourd’hui savent que c’est une possibilité », se dit-il.
Alexandre a mis du temps avant de découvrir cette possibilité. S’il a toujours désiré endosser la masculinité, ce n’est qu’à la maitrise qu’il a découvert la communauté trans à travers la littérature et les Drag Kings. Le voilà qui pense à toutes les fois qu’on lui a demandé quand il a « découvert » qu’il était trans. Chaque fois, la même réponse : « Et toi, quand as-tu découvert que tu t’identifiais au genre qu’on t’a assigné à la naissance? »
Des questions, toujours des questions. Quand on est professeur, chercheur et activiste, on s’en fait poser chaque jour. Certaines dérangent plus que d’autres : « Est-ce que tu as eu une opération? », « Comment se passent tes rapports sexuels? » ou « Comment ont réagi tes parents? » Alexandre est habitué à ces questions plaçant un premium sur la sexualisation des corps trans et le sensationnalisme des drames familiaux. « Tant de questions qu’une personne cisgenre ne se fera jamais poser… », se dit-il tout haut. Et pourtant, Alexandre comprend cette curiosité. Il se fait un devoir de répondre aux questions, mais surtout de les déconstruire et de profiter de ces interactions pour sensibiliser ses interlocuteurs.
Un cognement à la porte vient interrompre sa réflexion. Alexandre se souvient avoir accepté d’accorder une entrevue à une journaliste de La Rotonde. Elle s’installe un peu maladroitement, enlève son manteau, sort un carnet et pose une première question : Pourquoi avoir accepté cette entrevue? La représentation, répond Alexandre. Il réitère un constat assez dérangeant : le manque de professeurs trans et la quasi-absence de chercheurs francophones sur les enjeux trans. Il passe de ce constat à un autre, celui de la discrimination vécue par plusieurs étudiant.e.s.
Bien que l’U d’O permettra aux étudiant.e.s, à partir de septembre, de se faire appeler par leur nom d’usage et de pouvoir changer leur mention de sexe sans preuve médicale, Alexandre dénonce le manque d’accessibilité des infrastructures sur le campus. « J’ai des étudiants qui doivent marcher des dizaines de minutes pour sortir du campus et trouver des toilettes individuelles ou tous genres. »
La discrimination ne s’arrête pas au campus. Alexandre mentionne les enjeux de violence et d’accessibilité aux soins de santé auxquels fait face la communauté trans. Il rappelle que 80 % des personnes trans ont été victimes d’une forme de violence dans la dernière année. La journaliste hausse les sourcils. C’est dans ces moments que la réalité est si choquante qu’elle semble fabriquée.
Alexandre mentionne également les délais interminables pour avoir accès à un médecin. « Je me suis déjà fait dire par un médecin : ‘J’ai rien contre les gens comme vous, mais je ne traite pas ça’ », confie-t-il. Lorsque la journaliste lui demande comment cet enjeu l’affecte, il répond : « Chaque fois que je dois déménager, ma plus grande angoisse est de ne pas trouver de médecin. » Le droit à la santé, pourtant assuré par toutes les chartes et déclarations des droits de la personne, semble incertain pour les personnes trans.
La journaliste demande un exemple de ce manque d’accessibilité. Alexandre lui explique qu’au Canada, seul un chirurgien est reconnu par les systèmes de santé provinciaux pour mener à bien les chirurgies de confirmation de genre. Les délais d’attente étant excessivement longs, il déclare que la plupart des personnes trans paient leurs opérations de leur poche. La journaliste demande à combien se chiffrent ces opérations. Alexandre lui donne une fourchette : entre 30 000 et 120 000 $. Second haussement de sourcils. Décidément, cet entretien se fait sous le ton de l’incrédulité.
L’entretien s’achève, la journaliste s’en va et Alexandre finit de travailler sur son dernier article. Un peu plus tard, il rentre chez lui et écoute la télévision en attendant que sa partenaire soit prête à aller au restaurant. Ce soir-là, en marchant dans la rue, Alexandre ne sera pas insulté ou agressé. Au restaurant, on l’appellera monsieur sans qu’il ait à le demander. « Tout ça parce que je suis un homme blanc de la classe moyenne dans une relation hétérosexuelle et que les gens considèrent que mon apparence physique correspond à mon genre », songe-t-il. Si la transphobie existe, le sexisme, le racisme, le classisme, et tous ces –isme se superposent souvent à celle-ci.
Alexandre se sent privilégié. Même si près d’une personne trans sur trois a déjà tenté de se suicider. Même si plusieurs ont déjà été renvoyées à cause de leur identité. Même si la discrimination dans le domaine de la santé est omniprésente. Comment dit-on déjà? Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois? Eh bien, au pays des trans, ceux qui « performent » le mieux leur genre sont les moins discriminés. « Il reste tellement de travail… », soupirera Alexandre avant de s’endormir. Il n’a pas tort, mais il se réveillera demain matin et continuera d’inspirer et de sensibiliser ceux qui croiseront son chemin. Finalement, c’est peut-être ça l’espoir.