
Pourquoi fait-on encore la guerre ? Entrevue avec Yvon Muya
Crédit visuel : Courtoisie
Entrevue réalisée par Michelet Joseph — Chef du pupitre Actualités
De Sparte à l’Empire romain, des conquêtes impériales aux deux guerres mondiales, la guerre a façonné l’histoire humaine et demeure un enjeu crucial. Malgré la création d’organisations internationales, comme la Société des Nations et l’Organisation des Nations Unies (ONU), visant à prévenir les conflits, les États évoluent dans un système mondial où la sécurité, le pouvoir et les intérêts stratégiques l’emportent sur les idéaux de paix. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, une nouvelle course aux armements s’est intensifiée. La Rotonde s’est entretenue avec le professeur Yvon Muya de l’École de conflits de l’Université Saint-Paul, afin d’éclairer les enjeux contemporains de la guerre et les raisons pour lesquelles elle persiste aujourd’hui.
La Rotonde (LR) : Selon vous, pourquoi continuons-nous de faire la guerre, et quelles sont les motivations profondes qui la perpétuent aujourd’hui ?
Yvon Muya (YM) : La guerre demeure un instrument de diplomatie brutale, mobilisé lorsque les États estiment leur sécurité menacée. Le conflit en Ukraine, les représailles à Gaza ou les frappes américaines en Iran illustrent ce dilemme de sécurité : dans un système international dépourvu d’autorité suprême, chaque acteur.rice redoute une attaque de l’autre et se prépare à l’éventualité d’une surprise. La guerre devient ainsi un moyen de s’affirmer sur la scène mondiale, reflétant l’identité et les priorités de chaque nation. Toutefois, les motivations ne sont pas uniquement politiques ou stratégiques; elles sont aussi économiques. Dans la région des Grands Lacs, par exemple, certains États sont accusés d’entretenir l’instabilité afin d’alimenter une véritable économie de la guerre, fondée sur le pillage des ressources congolaises. Qu’il s’agisse des rivalités entre grandes puissances ou de conflits régionaux, la logique demeure la même : la guerre sert à contourner les règles de la paix et à tirer profit d’un désordre permanent.
LR : Dans le contexte des crises mondiales actuelles, la guerre est-elle encore nécessaire, ou un modèle mondial fondé sur la diplomatie et la prévention des conflits est-il plus pertinent ?
YM : Dans le contexte actuel, guerre et diplomatie coexistent, mais pas sur un pied d’égalité. Les menaces multiformes, telles que les rivalités géopolitiques, la course aux armements, la convoitise des ressources stratégiques, réduisent considérablement les chances de paix. L’exemple de l’Allemagne est particulièrement révélateur : après avoir longtemps relégué la défense au second plan, elle investit aujourd’hui des centaines de milliards d’euros dans l’armement, convaincue que la sécurité repose sur la force et qu’il est urgent de se préparer à une éventuelle attaque russe. Cependant, chaque guerre s’accompagne également d’une tentative de construire la paix : la Société des Nations en 1918 et l’ONU en 1945 en sont des exemples historiques et symboliques. Ces institutions rappellent que la diplomatie et la prévention ne disparaissent jamais, mais qu’elles émergent souvent à la suite d’une catastrophe. Néanmoins, croire que le modèle de la paix prévaudra seul serait naïf ; il demeure un correctif, un contrepoids fragile face aux logiques de puissance. Sur le plan académique, la production du savoir sur la paix et la prévention des conflits, à l’instar de l’École d’études de conflits de l’Université Saint-Paul, joue un rôle essentiel : elle alimente les décideur.se.s et les incite à privilégier des politiques de paix, à l’échelle nationale comme mondiale. C’est une infime, mais réelle, source d’espoir dans cette logique de puissance.
LR : Comment justifiez-vous, notamment dans le cas du Canada, le fait que des sommes colossales soient dédiées aux budgets militaires au détriment des besoins criants en santé, en éducation et en environnement ?
YM : Comme ses allié.e.s de l’OTAN, le Canada évolue dans un contexte où la menace sécuritaire est considérée comme élevée, notamment face à la Russie. Cela justifie l’augmentation des investissements militaires, visant à honorer les engagements internationaux et à renforcer la souveraineté nationale. Cependant, ce choix illustre un dilemme universel : l’urgence sécuritaire tend à prendre le pas sur des besoins tout aussi vitaux en matière de santé, d’éducation et d’environnement. Ce paradoxe n’est pas propre au Canada, mais traverse l’ensemble des démocraties contemporaines.
LR : Selon vous, comment serait-il possible de vivre dans un monde où le spectre de la guerre n’est plus présent ?
YM : Vivre dans un monde exempt de guerres est une aspiration noble, mais difficile, en raison des intérêts divergents que les États cherchent à protéger. Cette divergence d’intérêts, de besoins, de visions et d’ambitions engendre un dilemme de sécurité, où chaque État s’arme pour se prémunir contre les convoitises des autres, perpétuant ainsi le risque de confrontation. La voie vers des environnements plus pacifiques réside dans la conciliation des intérêts et l’établissement des mécanismes de dialogue. C’est la raison d’être d’organisations comme les Nations Unies, l’Union africaine ou l’Organisation des États américains. Certes, leur efficacité est limitée, elles fournissent néanmoins des espaces de médiation essentiels. Les réalistes soutiendront que la paix s’obtient par l’accroissement de la puissance militaire ; je crois, pour ma part, que la véritable puissance devrait être celle des mots, du dialogue et de la compréhension mutuelle. La paix ne sera jamais absolue, mais elle peut être construite progressivement, par la force du compromis plutôt que par celle des armes.
