
Pourquoi ne peut-on pas s’empêcher de parler devant un écran ?
Crédit visuel : Élodie Ah-Wong– Directrice artistique
Article rédigé par Bianca Raymond – Cheffe du pupitre Arts et culture
Nous observons souvent des téléspectateur.rice.s qui réagissent verbalement en regardant un programme télévisé, même s’iels savent que leurs commentaires ne peuvent pas influencer le déroulement de l’histoire. Ce comportement, souvent spontané, interroge : qu’est-ce qui pousse à parler à un écran ou à exprimer des réactions face à des personnages fictifs ? L’exploration de ces réponses permet de mieux comprendre la relation entre le public et les récits audiovisuels.
Cette expressivité s’explique en partie par les mécanismes d’identification propres au cinéma et aux séries télévisées, affirme May Telmissany,professeure agrégée en communication. Selon elle, le médium audiovisuel amplifie ce phénomène grâce aux outils utilisés : « le gros plan facilite l’accès aux émotions des personnages en mettant l’accent sur leurs affects ; le montage émotionnel permet de voir dans une série de plans rapides des émotions du personnage et facilite par la suite l’identification ; les effets sonores hors-champ alertent et augmentent la tension d’une scène ».
Selon Telmissany, ces réactions peuvent être interprétées, en contexte domestique, comme un signe d’engagement et de détente. Installé.e.s dans le confort de leur salon, certaines personnes expriment leur point de vue en s’identifiant aux personnages, ou en adoptant un point de vue critique. Dans les salles de cinéma, elle affirme observer aussi des réactions collectives et spontanées. Telmissany explique que les différents genres (comédie, mélodrame, horreur) affectent les émotions ressenties, comme le rire, la tristesse et la peur.
Certain.e.s créateur.rice.s vivent également cette implication émotionnelle en regardant des œuvres télévisées. Carinne Leduc, scénariste et actrice de la série franco-ontarienne 11h11, nous raconte comment elle ressent cette implication : « Je me lance corps et âme dans ce que je regarde, puis je ressens tout, tout, tout, ce que je vois, ce que j’entends ». Elle reconnaît cependant que chaque spectateur.rice réagit différemment en fonction de son histoire personnelle.
Telmissany va dans le même sens. Selon elle, ces réactions sont souvent influencées par notre parcours: «Nous sommes conditionné.e.s par nos expériences personnelles, nos connaissances, nos références culturelles, notre âge, notre classe, nos positions politiques et nos croyances religieuses ». Elle précise qu’il s’agit de réactions difficiles à mettre de côté même lorsque sa profession exige l’objectivité et l’impartialité.
Une dimension anticipée par les créateurs ?
Certains éléments sont construits de manière à susciter des réactions fortes. Telmissany souligne que les créateurs recourent souvent aux conventions dramatiques et psychologiques pour créer un sentiment d’identification et d’empathie envers les personnages. Elle privilégie la création de personnages « attachant.e.s, vulnérables, non-idéalisé.e.s », confronté.e.s à un dilemme éthique sans compromis. Elle fait remarquer que ce type de construction narrative favorise une réaction émotionnelle intense, que ce soit l’empathie ou le rejet.
Leduc construit ses récits audiovisuels autour de thèmes susceptibles de toucher le public. Dans 11h11, elle aborde notamment le VIH, le divorce, les étapes de la vie et la spiritualité. Elle confie qu’il était nécessaire pour elle de traiter ces thèmes avec un format léger « feel good ». Son objectif n’est pas forcément de créer des réactions verbales, mais plutôt de créer un espace où le public peut se reconnaître et réfléchir.
Les créateur.rice.s sont aussi de plus en plus exposé.e.s aux réactions immédiates du public. Leduc note qu’elle reçoit désormais des messages de personnes qui réagissent à ses œuvres dès leur sortie : « Je reçois aussi des messages de gens que je ne connais pas ». Cette proximité, renforcée par les médias sociaux, permet aux créateur.rice.s d’observer en temps réel la manière dont leurs œuvres affectent les spectateur.rice.s.
Selon Telmissany, cette culture de l’instantané façonne jusque dans les salles de cinéma les comportements du public : « Les spectateur·rice·s sont davantage porté·e·s à échanger entre eux·elles et à interpeller l’écran pour commenter l’action sur-le-champ », un phénomène qu’elle associe directement à l’influence des plateformes médiatiques.
Cela ne signifie pas pour autant que les créateur.rice.s cherchent à provoquer ces réactions, rassure Telmissany. « C’est une réaction que je souhaite mais que je ne cherche pas à provoquer », précise-t-elle. Elle rappelle que son objectif en tant qu’ écrivaine est plutôt d’aller au-delà des réactions instantanées et de créer un sentiment de désir d’engagement émotionnel réfléchi et profond auprès du public.
