
S’identifier pour s’engager : acte spontané ou mécanisme de protection ?
Crédit visuel : Élodie Ah-Wong – Directrice artistique
Chronique rédigée par Joelluc Liandja – Journaliste
Le Canada, terre d’accueil et de diversité, se caractérise par un mélange culturel où chaque origine et chaque histoire trouve sa place. Pourtant, le quotidien nous révèle parfois des contrastes. À l’Université d’Ottawa (U d’O), j’observe souvent un phénomène récurrent : la tendance à se rapprocher de personnes qui partagent une identité similaire. S’agit-il d’un réflexe naturel de familiarité dans un milieu parfois intimidant, ou cela révèle-t-il des motifs plus profonds tels que méfiance, racisme intériorisé, préjugé ou stéréotypes ? J’explore ce phénomène sans jugement, entre questionnements passionnants et fascination.
Le regroupement identitaire : entre confort et peur
Il y a une scène que je revois souvent dans les couloirs de l’U d’O : deux étudiant.e.s se croisent. L’un.e remarque un détail subtil : un accent, un style vestimentaire, parfois une langue murmurée au téléphone. Tout de suite, le visage s’illumine et un sourire apparaît. En une fraction de seconde, une sorte d’alliance invisible se crée entre les deux : « Ah ! tu viens du Cameroun ? », « Oh ! tu parles arabe ? », « Moi aussi ! » Dans ce genre de moment, la solitude laisse parfois place à une complicité. Ça fait du bien, sans doute, mais si l’on creuse en profondeur, que révèle réellement ce réflexe ?
Certain.e.s chercheur.se.s en psychologie culturelle démontrent que les nouveaux.elles venu.e.s, notamment les étudiant.e.s, sont constamment à la recherche de repères dans un environnement qui leur paraît encore étrange. C’est ce que ces chercheur.se.s qualifient de biais de similarité sociale.
Je suis convaincu qu’on peut trouver un certain réconfort à se retrouver entre personnes partageant des références culturelles similaires : un accent, une apparence physique, des mots culturels, des plats qui rappellent la maison, etc.
Les conversations se créent facilement, les blagues sont fluides et l’on se comprend beaucoup plus vite que prévu.
Une étudiante d’origine congolaise me confiait que durant ses premiers jours à l’U d’O, elle était totalement dépaysée. Mais à l’instant où elle avait entendu un mot en lingala, elle avait ressenti un profond soulagement. À l’entendre parler, on pourrait interpréter son malaise comme un mécanisme de rejet des autres. Mais, elle n’était simplement qu’à la recherche d’une respiration culturelle. Un souffle qui la mettrait à l’aise au sein d’un environnement qu’elle découvrait. Cependant, ne serait-il pas naïf de réduire ce comportement à une simple recherche de confort ? D’autant plus que les raisons qui se cachent derrière cet acte, à l’apparence minime mais aux conséquences profondes, peuvent quelquefois être plus sombres qu’on ne les imagine.
Parfois, se diriger vers celles et ceux qui nous ressemblent, est une conséquence de la peur. Cette peur d’être jugé.e sévèrement, d’être mal compris.e ou pire, d’être discriminé.e par des personnes ne partageant pas notre identité culturelle. Il se crée alors une sorte de barrière souvent inconsciente, renforcée par les conditionnements sociaux, les mauvaises expériences, et les préjugés entendus à répétition. Tout cela a tendance à nous renfermer dans notre cage protectrice.
Moi aussi, je me demandais parfois si mon envie d’être avec celles et ceux qui partagent mon identité culturelle n’était pas une façon d’éviter des regards étrangers que je pensais être hostiles.
Déconstruire le système de pensée
Prenons l’exemple des stéréotypes. Dans une très large mesure, nous avons tou.te.s certaines idées préconçues sur les autres. Ces idées se basent généralement sur leur origine, leur appartenance, ou leur accoutrement, et nous poussent à éviter à tort certaines personnes, par peur de l’inconnu ou paresse intellectuelle. Les stéréotypes nous font croire que nous sommes soit victimes soit coupables. Or, une simple ouverture d’esprit révèle que nous ne sommes ni l’un ni l’autre, et qu’il est préférable de déconstruire ce système de pensée.
Dans les autobus d’ OC transpo et de la STO, les mêmes expériences se répètent. Je vois des gens s’installer plus volontiers près de personnes dont l’apparence, dans toutes ses dimensions, évoque le familier. Chaque siège du bus semble cacher une petite frontière culturelle invisible. S’asseoir à côté d’un.e inconnu.e culturellement devient alors un acte de courage et de dépassement de l’ hésitation et la peur.
De nombreuses recherches universitaires au Canada montrent que certains phénomènes restent invisibles. Mais attention : ce n’est pas parce qu’ils sont invisibles qu’ils n’existent pas. Ce que je recherche, c’est mettre en lumière ces phénomènes invisibles mais présents. Ces études révèlent par exemple que le racisme systémique existe même dans des espaces considérés comme ouverts et accueillants. Ce que j’appelle un « racisme poli », ou « timide ». Ainsi, aller seulement vers celles et ceux qui nous ressemblent, pourrait-il cacher des intentions racistes ? La réponse n’est pas simple et définitive.
Appel à la communauté étudiante
Ma position est claire : le réflexe de se rapprocher des siens ne peut pas être condamnable. Nous ressentons tou.te.s ce besoin de soutien, de reconnaissance, de solidarité ou de repère auprès des personnes qui nous comprennent sans longues explications. Mais ce réflexe peut devenir problématique lorsqu’il devient une habitude limitant l’ouverture et le dialogue interculturel. À force de rechercher le confort, on peut renforcer le repli sur soi, les divisions et les préjugés. J’opte pour un équilibre conscient : le réflexe d’aller vers ses semblables est naturel, oui, mais il ne doit devenir ni une excuse ni un plafond de verre.
Il est temps d’ouvrir les yeux, les cœurs, surtout les oreilles. L’U d’O se vante, à juste titre, d’être un modèle de diversité culturelle. Mais sur le campus et dans les autobus, la réalité est différente. Je m’interroge : la diversité culturelle, est-ce un mélange de culture ou une coexistence parallèle des cultures ? J’invite la communauté étudiante à parler, échanger, rigoler ensemble. Cela peut sembler maladroit, mais ça en vaut la peine. S’asseoir à côté d’un inconnu culturel dans l’autobus ou sur le campus est déjà un acte de rébellion contre la peur, une victoire contre les préjugés.
Cette chronique ne pointe pas du doigt. Elle ouvre une discussion. J’encourage une honnêteté radicale sur ces petits gestes qui influencent notre vie étudiante. La ligne qui sépare nos besoins de confort de nos peurs et préjugés est très fine : à vous d’y réfléchir et d’en débattre.