
South Park : observatoire d’une foi américaine plurielle
Crédit visuel : Sarah Matmata (Journaliste), à partir de Copilot
Chronique rédigée par Sarah Matmata – Journaliste
Il est quasi impossible que vous n’ayez jamais entendu parler de South Park, en bien ou (souvent) en mal. Lancée en 1997, on y suit Kyle, Stan, Eric et Kenny, quatre gamins au cœur d’une ville aussi perchée que ses habitant.e.s. Cette série satirique est une autopsie de l’Amérique et de ses travers. Parmi les thèmes les plus récurrents figure la religion, que j’aborde ici par le prisme de la sociologie, de l’histoire et d’un soupçon de théologie.
Les sans-religions : du chapelet au South Park Atheist Club
En janvier 2002, le Boston Globe publie une enquête explosive révélant des décennies d’abus sexuels commis par des prêtres dans l’archidiocèse de Boston, sous le regard absent de l’Église catholique.
Ce scandale, du nom de Spotlight Investigation, met en lumière un système de protection des agresseurs, de réassignations silencieuses et de règlements confidentiels. Les répercussions sont immédiates : des milliers de fidèles se désolidarisent, à travers une chute des contributions et des fréquentations.
Le choc est tel qu’il dépasse les frontières religieuses pour devenir un débat sociétal majeur. C’est dans ce contexte brûlant que South Park diffuse le huitième épisode de sa sixième saison en juillet 2002. Red Hot Catholic Love, une satire féroce qui capte l’air du temps. À South Park comme dans la vraie vie, la foi vacille, les parents s’interrogent, et les institutions religieuses sont contraintes de s’expliquer.
Cet épisode illustre parfaitement les quatre éléments centraux de la sécularisation définis par le sociologue Brian Wilson. Dans un premier temps, on observe une perte de confiance envers l’institution religieuse, lorsque le Père Maxi, chef religieux de la ville de South Park, organise une assemblée sacerdotale.
Deux de ses collègues y soulignent des chutes respectives de 63 % et 70 %, révélant un désengagement massif de la part des fidèles. Puis, l’influence du religieux diminue sur les ex-adeptes de la South Park Church se traduisant par une conversion collective à l’athéisme, présentée comme une option rationnelle.
Quant au troisième volet de la théorie de Wilson, ce dernier concerne le délaissement des pratiques et des croyances. La famille de Stan, les Marsh, incarne cette reconfiguration. Ils abandonnent les prières avant les repas et fondent le South Park Atheist Club, où ils célèbrent leur nouveau mode de vie. Lors d’une réunion, M. Marsh déclare : « “Under God” devrait être retiré du Serment d’allégeance, cela devrait aussi être retiré de l’argent… et nous ne pouvons pas laisser la droite religieuse corrompre nos enfants », suivi d’un chœur affirmatif.
Ce rejet explicite d’un symbole religieux intégré aux institutions américaines marque une rupture nette avec la foi traditionnelle. Le sociologue Karel Dobbelaere fait directement référence à ce phénomène en distinguant trois niveaux de sécularisation : macro (dans l’espace public), méso (dans les institutions religieuses) et micro (à l’échelle individuelle). Aux États-Unis, seul le niveau macro est réellement affecté, avec une perte d’influence du religieux dans les institutions.
En revanche, au niveau méso, les organisations religieuses restent puissantes, portées par un marché de plus de 150 milliards de dollars et des centaines de milliers d’entités. Au niveau micro, la croyance demeure forte, où plus de 80 % des Américains croient en Dieu, contre environ 50 % en Europe. Ce constat ne correspond que partiellement à la quatrième notion de Brian Wilson, car la sécularisation y reste limitée.
Quand les États-Unis font leur marché… religieux
Dès lors, pourquoi les États-Unis ne sont-ils pas un pays séculier au sens strict ? Selon David Martin, des pays tels que les États-Unis, le Canada ou encore l’Australie se distinguent par une fondation religieuse plurielle, là où l’Europe repose sur une tradition mono-religieuse. Ceci encourage la cohabitation de multiples religions, mais aussi l’émergence constante de nouvelles confessions, souvent nées sur le sol américain.
C’est précisément dans ce contexte de pluralité religieuse que South Park déploie sa satire. Dans l’épisode All About Mormons (saison 7, épisode 12), un nouvel élève nommé Gary débarque à l’école maternelle, tout droit de l’Utah, bastion historique du mormonisme.
Alors qu’il est invité chez les Harrison, Stan, tout comme les spectateur.ice.s, découvrent une famille incarnant une perfection stéréotypée, dont le sourire, loin d’être simplement chaleureux, devient le symbole d’une harmonie trop lisse pour être honnête.
Ainsi, on se retrouve au cœur d’un lundi soir typique, où les familles de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, participent au Family Home Evening. Instituée en 1915, cette pratique vise à renforcer les liens familiaux et transmettre l’Évangile à la maison, dans une ambiance ludique mêlant chant, prière, jeux et gourmandises. Elle illustre l’ascétisme intramondain de Max Weber : une religiosité qui transforme le monde de l’intérieur par la discipline et la vertu.
Une fois la soirée terminée, Stan interroge son père, Randy Marsh, sur leur mode de vie : « Pourquoi ne vivons-nous pas comme les Harrison ? ». Piqué au vif par cette comparaison, Randy décide de confronter les parents de Gary, qu’il soupçonne de vouloir imposer leur doctrine religieuse à son fils. Mais à peine a-t-il franchi le seuil de leur maison qu’il est accueilli par des pâtisseries tout juste sorties du four.
Loin de se braquer, les Harrison font preuve d’une bienveillance exemplaire, feignant de comprendre les inquiétudes du père de Stan. Cette approche séduisante illustre une stratégie de conversion douce, caractéristique du mormonisme. Ces dernier.ère.s, sont en effet connus pour leur missionnarisme actif, implantant des représentant.e.s dans des pays, des quartiers, voire des villages, afin de diffuser leur mode de vie.
En proposant un mode de vie distinct, structuré et porteur de sens, les mormon.e.s offrent un « produit religieux attractif » dans un marché concurrentiel, encourageant une tension avec la société, qui ne tarde pas à attirer des fidèles en quête de sens et de différenciation.
Telle est la théorie de Stark et Finke dans leur ouvrage The Churching of America, 1776–2005, où ils démontrent que les groupes religieux qui exigent davantage de leurs membres en termes de discipline, de pratiques et de différenciation sociale sont ceux qui prospèrent le plus. Cette logique s’inscrit dans la théorie du choix rationnel.
Dès lors, les individus, comme Randy Marsh dans l’épisode, évaluent les bénéfices spirituels et sociaux d’une affiliation religieuse, et peuvent choisir de s’engager dans une religion exigeante si celle-ci promet un retour sur investissement, que ce soit en termes de salut, de communauté ou de stabilité familiale.
Enfin, la sécularisation aux États-Unis ne peut être réduite à une simple perte de foi. De fait, Stark et Finke vont plus loin en démontrant que la sécularisation est un mythe, du moins en Amérique. Alors qu’en 1776, seuls 17 % des Américain.e.s étaient affilié.e.s à une Église, ils.elles étaient plus de 70 %, en 1990.
Dans ce contexte, la foi devient un choix rationnel, un investissement spirituel et social. South Park, illustre cette tension entre rejet institutionnel et quête de sens. L’épisode Red Hot Catholic Love montre à la fois le désengagement massif des fidèles et la reconfiguration des pratiques religieuses à l’échelle individuelle.
Mais paradoxalement, la série révèle aussi que le religieux ne disparaît pas : il se transforme, se privatise, se réinvente. Le South Park Atheist Club n’est pas une absence de croyance, mais une nouvelle forme de ritualisation, fondée sur des valeurs séculières. Ainsi, la religion, en Amérique, n’est-elle plus ce qu’elle est, mais ce qu’elle vend ?