
Un « Canada fort » avec ou sans les étudiant.e.s ?
Crédit visuel : Tom Chazelle Schulze — Co-rédacteur en chef
Chronique rédigée par Tom Chazelle Schulze — Co-rédacteur en chef
À l’aube du dépôt du budget fédéral du 4 novembre, Mark Carney a fait une apparition surprise sur le campus uottavien un mercredi soir, à la fin d’octobre. Au menu, les grandes lignes de son plan budgétaire. Parmi les invité.e.s, des personnes privées soigneusement sélectionnées. Sur le campus, pas d’annonce claire et un accès médiatique arraché à la dernière minute. On y a surtout entendu un grand récit industriel, sécuritaire et fiscal, mais peu d’échos des urgences étudiantes : loyers, frais, emplois, santé mentale.
Sur invitation seulement
Le choix de l’Université d’Ottawa (U d’O) fut apparemment un choix de dernière minute. En effet, l’administration uottavienne n’avait reçu la demande qu’un jour à l’avance. Cependant, ce choix n’est pas anodin : outre la proximité du Parlement fédéral, le campus uottavien abrite l’un des clubs de Jeunes Libéraux les plus actifs du pays. Donc, plutôt facile de trouver les personnes à inviter au dernier moment.
Résultat : à mon avis, une population étudiante mal représentée. Pas d’affiche sur le campus, pas de billetterie publique, une procédure d’accréditation médiatique opaque. Pour La Rotonde, il m’a fallu enchaîner les tentatives de contact pour simplement savoir à quelle porte frapper, pour finalement tomber sur les relations médias de l’U d’O, qui m’ont informé que l’accréditation médiatique était contrôlée par le gouvernement. Heureusement, ils ont pu s’en occuper à ma place. 
Toutefois, une question restait effective, selon moi : si l’objectif  était vraiment de s’adresser à la population étudiante, pourquoi ne pas donner priorité aux médias étudiants ? On me dira sécurité et logistique. Très bien. Mais un campus ne devrait pas être un centre de congrès : sa valeur tient à la circulation des idées, pas à la gestion des listes d’invité.e.s. 
En sélectionnant l’audience et en interdisant les questions, les préoccupations étudiantes, comme les loyers, les frais d’études (même s’ils ne relèvent pas du fédéral), la santé mentale, sont restées sur le seuil de la salle, tout comme nombre d’optimistes qui avaient entendu parler de l’évènement.
Le discours
Le discours lui, était parfaitement huilé : promesse de « reconstruire », grands projets, compétitivité. Mais ici, dans les rangs étudiants, la reconstruction devrait commencer par ouvrir les portes et le micro à celles et eux qui vivent la crise du coût de la vie au quotidien. 
« C'est votre avenir, et nous allons le donner à vous. »
- Mark Carney -
Phrase qui résonne toujours avec moi.
Mais s’il s’agissait vraiment de nous redonner, à nous, étudiant.e.s, l’avenir, le discours aurait adressé davantage les réalités étudiantes. Or, le ton a été donné rapidement : « Maintenant, nous commençons avec la protection. »
Priorités protectionnistes : protection des frontières, lutte contre le fentanyl, recrutement à la Gendarmerie royale du Canada et à l’Agence des Services frontaliers du Canada, partenariats de sécurité, hausse des dépenses de défense, la « plus importante en une génération », selon lui. Certes, lutter contre la haine et la violence, en faveur de la sécurité, personne ne s’y oppose. Mais sur un campus universitaire, « sécurité » ne se résume ni à plus de police, ni à plus de budget militaire. Ici, la sécurité commence par une vie abordable, un avenir professionnel et un logement convenable.
Certes, Mr. Carney a mentionné la création de « Maisons Canada » et des réductions d’impôts pour les premier.ère.s acheteur.se.s de propriété, mais l’espoir que « certain.e.s d’entre eux.elles se trouvent dans cette pièce » révèle pour moi une vraie déconnexion face au public. En regardant autour de moi, je dirais que l’âge moyen des invité.e.s (hors média et faculté) était de 25 ans. Or, je connais peu de personnes, qui à cet âge, sont propriétaires immobiliers.
Par la suite, place aux réductions des coûts gouvernementaux. Exemple de prédilection : Postes Canada. En effet, Mr. Carney affirme que « Postes Canada perd 10 millions de dollars par jour » et doit faire des « choix responsables » pour faire recours à ce déficit.
C’est ici que vient pour moi le comble de la soirée.
Déconnexion
« Madame la Rectrice, aimeriez-vous avoir 10 millions de dollars par jour ? Imaginez-vous ce que vous pourriez faire pour l’Université avec 10 millions de dollars par jour. »
- Mark Carney -
Dans un contexte où la province de l’Ontario est la province où les universités sont les moins bien financées au pays, cette remarque adressée directement à Marie-Ève Sylvestre, rectrice de l’U d’O, sonnait pour le moins déplacée. 
Le financement des universités relève certes du provincial, mais le fédéral détient des leviers importants : bourses et prêts d’études, subventions de recherche, immigration étudiante, logement, transport, et j’en passe. 
Autrement dit, au lieu d’inviter la rectrice à rêver à « 10 millions par jour », j’aurais aimé entendre des engagements vérifiables : combien de logements abordables ? Quels investissements dans les programmes universitaires ? Quels programmes de stages ou d’emplois pour les nouveaux.elles diplômé.e.s ?
Madame Sylvestre, de son côté, confirme avoir eu un entretien privé d’à peu près dix minutes avec Monsieur Carney en amont de la conférence et affirme avoir transmis au Premier ministre que l’Université se veut être une actrice du « Canada fort ». À voir si cet entretien privé portera des fruits. 
Pour ma part, je suis finalement heureux d’avoir pu être présent, c’est notre rôle en tant que médias étudiants d’écouter, d’observer et de rendre compte. 
Mais je repars surtout avec le sentiment d’une déconnexion flagrante : un discours pour cocher la case « parler aux étudiant.e.s » qui se termine sans tentative d’instaurer un véritable dialogue, ni réponses réelles à nos urgences. Des mots poignants, une belle rhétorique avec une belle mise en scène, mais peu d’écoute. 
Si l’ambition est vraiment de « reconstruire » avec notre génération, la prochaine fois, qu’on commence par ouvrir les portes, garantir une période de questions, et formuler des engagements vérifiables. Parler aux étudiant.e.s ne remplace pas le fait de parler avec eux.elles. 
