Inscrire un terme

Retour
Opinions

Un formidable cafard

Rédaction
8 avril 2019

Chronique

Par Yasmine Mehdi

Ceci n’est pas un éloge panégyrique. Un éloge panégyrique, c’est ce qu’on rédige quand un vieux de l’Académie française meurt, lorsqu’on transfert cérémonieusement ses cendres au Panthéon. Un éloge panégyrique, c’est quelque chose qu’on écrit pour louanger un mort, c’est quelque chose qu’on écrit quand on est en deuil.

Moi, je refuse le deuil ; je refuse de dire qu’une partie de La Rotonde puisse mourir ; je refuse encore plus de penser que La Rotonde puisse être anéantie par quelqu’un comme Doug Ford, quelqu’un qui n’aurait pas tellement sa place à l’Académie française. Je refuse le deuil et de toute façon, La Rotonde a la peau trop dure pour ça.

***

La Rotonde, ce formidable cafard qui résiste à tout. Avec son sous-sol contaminé à l’amiante, ses murs remplis de souris, ses étagères poussiéreuses et ses planchers qui craquent, elle affronte vaillamment les tentatives de censure, les menaces de poursuite et les abus de pouvoir.

Les cafards peuvent vivre une semaine sans tête. Ils peuvent passer un mois sans nourriture et retenir leur respiration pendant quarante minutes. Rares sont ceux qui apprécient les cafards, mais personne ne remet en question leur prodigieuse résilience.

La Rotonde, cette petite maison en briques, cet endroit figé dans le temps, cette rédaction atypique où de curieux spécimens se retrouvent chaque semaine avec la ferme intention d’envoyer chier le pouvoir. Les journalistes de La Rotonde sont rarement conventionnels, souvent irrévérencieux, toujours passionnés. Ce sont des drôles de bibittes, de formidables cafards.

***

C’est à La Rotonde qu’on fait nos griffes, qu’on mange nos croûtes, qu’on développe notre esprit critique. On y apprend l’art du titre accrocheur, de l’entrevue coup de poing, de la chronique cinglante. On y développe la faculté de poser des questions difficiles, d’échanger avec des relationnistes peu coopératifs, de protéger ses sources à tout prix.

C’est le lieu de toutes les premières fois : première manifestation, première conférence de presse, premières élections, premier scandale. C’est à La Rotonde qu’on débusque ses premières grosses histoires, qu’on reçoit ses premières menaces, qu’on rencontre ses premiers collègues. J’y ai écrit des textes sur la zoothérapie, des enquêtes sur la culture du viol, des horoscopes satiriques. Chaque semaine, je redécouvrais la même fébrilité en ouvrant le journal.

C’est à La Rotonde – plus que nulle part ailleurs – que je me suis sentie réellement journaliste. C’est là que cette identité de diseuse de vérité est véritablement devenue mienne. La seconde où j’ai mis les pieds au 109 rue Osgoode, j’ai compris que je ne pourrais (et ne voudrais) jamais faire autre chose. J’ai su que rien ne pourrait jamais à la cheville de ce métier. Fièrement, je suis devenue une des bibittes de La Rotonde. Et je le suis restée bien après mon départ.

***

Comme un cafard, plusieurs ont essayé d’écraser La Rotonde, de la pulvériser hors d’existence. Les exterminateurs se sont succédés, armés de bombes en aérosol, de poush-poush toxique, venus asphyxier La Rotonde et son esprit contestataire. Comme un cafard, elle a résisté à ces tentatives d’annihilation. Notre journal bien-aimé a toussé un coup, s’est servi un verre d’eau, puis a continué à servir l’intérêt public et – accessoirement – à envoyer chier le pouvoir.

Notre journal bien-aimé a la peau dure. Depuis 1932, La Rotonde a survécu à une guerre mondiale, à des crises financières, à des catastrophes naturelles, à l’avènement d’Internet et à la mode des pantalons éléphants. Elle a vécu le nazisme, le fascisme, le communisme, a traversé tous les ismes en restant fidèle au plus noble d’entre eux : le journalisme.

Ceci n’est pas un éloge panégyrique. Depuis la création de La Rotonde, 26 gouvernements fédéraux ont été formés ; 25 gouvernements ontariens. Ce journal en a vu de toutes les couleurs et continuera d’en faire voir de toutes les couleurs, que ce soit sur le papier ou en ligne. Je refuse d’être en deuil, parce que La Rotonde est trop têtue pour mourir, trop fougueuse pour crever et que de toute façon, personne n’a jamais entendu parler de funérailles de cafard. À notre journal bien-aimé, merci. Et longue vie.

Inscrivez-vous à La Rotonde gratuitement !

S'inscrire