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Arts et culture

Une envolée musicale de Bahia à Damas, en passant par Paris 

Crédit visuel : Jessica Malutama – Co-rédactrice en chef

Critique rédigée par Sarah Matmata – Journaliste

Trois jours d’effervescence musicale internationale : une initiative commune du Centre National des Arts (CNA) et du Axé Summer WorldFest 2025. Du 10 au 12 juillet derniers, des musicien.ne.s venu.e.s du monde entier ont célébré leur diversité culturelle et artistique à travers des performances audacieuses. Accueilli par le CNA, j’ai vibré au rythme du Brésil avec Lívia Mattos et ai été séduite par l’union sonore franco-syrienne du groupe SARĀB

Lívia Mattos : rencontre du cirque et du carnaval

Lívia Mattos, artiste bahianaise et sociologue spécialisée dans les arts du cirque, nous a offert bien plus qu’un concert, mais une immersion sensorielle. Dès les premières notes, elle a invité le public à chanter en écho « youhou ». 

Peu à peu, une complicité s’est installée. Transporté.e.s dans un univers burlesque, aux costumes éclatants et aux lumières tamisées, les artistes vêtu.e.s de rose nous ont donné l’impression d’être sous un chapiteau.

L’instrument en bandoulière semblait être une extension de son corps, comme une seconde peau. La sueur perlait sur son front, témoignant de l’effort, de la tension, mais aussi de la plénitude. Avec elle tout l’espace vibrait au rythme de l’accordéon. Elle le personnifiait. Il pleurait si elle lui murmurait la tristesse, il éclatait de joie au moindre élan d’allégresse. 

Et lorsque Lívia a évoqué son mentor accordéoniste, son jeu a pris une autre dimension : celle du passage d’un flambeau à une mémoire vivante. Il y avait dans sa musique quelque chose d’instinctif, de viscéral, presque d’animal.

Aux côtés de Rafael dos Santos (batterie) et Jefferson Babu (tuba), le trio a ramené des sonorités du monde entier. La chanson Ludukakeo, inspirée de la Côte d’Ivoire, célèbre la nourriture comme mémoire : « Adobo, atachebe, c’est bon à manger, pour nourrir ». 

Puis est venue une course-poursuite dans les rues du Caire : enjambées, klaxons, tuk-tuks. L’accordéon haletait, le tuba grondait, la batterie martelait. Lívia mimait, incarnait, donnait vie à son œuvre.

Ce concert fut une bouffée de fraîcheur, une découverte majeure. Et comme un dernier geste de tendresse, les musiciens ont quitté la scène pour revenir parmi les spectateur.ice.s, se frayant un chemin dans la foule avec une simplicité désarmante. Lívia, accordéon en main, souriante, suivie de Rafael, qui avait troqué sa batterie pour un petit tambourin cymbalette, et de Jefferson, tenant son tuba avec fierté, saluant et remerciant le public avec une chaleur contagieuse. C’était un moment inédit, presque irréel, un petit bout du Brésil à Ottawa, vibrant, joyeux, et absolument inoubliable.

SARĀB : une apparence trompeuse

Changement de registre. Pendant l’entracte, les artistes ont pris place : piano, synthé, guitare basse, guitare électrique. Un micro, puis deux. L’un.e. des organisateur.ice.s s’est approchée et a proposé des bouchons d’oreilles, le volume allait grimper d’un cran. 

Ceux.celles qui doutaient encore n’avaient qu’à jeter un œil au mégaphone posé sur scène. Nous rencontrions pour la première fois, SARĀB, soit « mirage » en arabe. Un sextet franco-syrien, mêlant des influences de jazz contemporain, rock électronique, indie, métal, punk, et musiques traditionnelles arabes. 

Dès les premières notes, la voix envoûtante de Climène Zarkan m’a rappelé les grandes chanteuses arabes Fairouz, Warda, Oum Kalthoum. Les synthés de Thibault Gomez, aux textures rétro, évoquaient les années 80, proches des premiers disques de Cheb Hasni

À la batterie et à la basse, Paul Berne et Timothée Robert tissaient un dialogue rythmique fluide et captivant. Tandis qu’à la guitare, Baptiste Ferrandis soufflait aux cordes des accents transméditerranéens inédits, telle une langue musicale réinventée. Sarāb murmure « Sésame, ouvre-toi » et le Machreq se dévoile en un portail sonore.

Le concert a pris des allures de manifestations lorsque la chanteuse a lancé avec force : « Une Syrie libre des dictateurs ! », introduisant une chanson imbibée de mélancolie, celle des beaux jours de la Syrie, d’une capitale où le jasmin fleurissait. 

Alors qu’elle chantait « Ana aḥlam » (« je rêve »), le souffle d’un voile synthétique léger, harmonieux, presque cinématographique a résonné avec le rêve lui-même. 

Elle a murmuré : « Mon cœur se serre, je me souviens », et l’on a senti qu’elle tombait dans les bras de Morphée. Soudain, la batterie a secoué le rêve, puis ont surgi des envolées flamencos. Chaque instrument suivait sa voie, mais une cohésion magique opérait.

Dans la tradition de la musique arabe classique, les paroles sont souvent issues de poèmes. Sarāb a interprété un texte du poète palestinien Hassan Karafin et Climène a évoqué une paix « mahjoura » (« empierrée »), scellée, inaccessible, emprisonnée, figée dans le temps. 

Au cours d’un monologue en anglais, la chanteuse s’est adressée au public avec une simplicité désarmante : « Je voudrais que les enfants ne meurent pas, qu’ils.elles soient dans le ciel jusqu’à la fin de la guerre. » L’émotion était palpable dans la salle, la musique devenait alors une arme de résistance. 

Une harmonie familière s’est élevée, portée par des échos de violon et de oud, un retour en enfance, la nostalgie d’une chanson arabe emblématique, Zourouni Kol Sana Marra. Dans le public, certain.e.s n’ont pas pu s’en empêcher : nous fredonnions timidement, comme si cette mélodie berçait une mémoire collective, celle d’une génération passée. 

En arabe, la chanteuse de Sarāb a prononcé le mot « haram », qui signifie interdit, mais ici, il a pris une autre dimension : la honte. Honte que tu ne viennes pas me voir. Honte que tu m’oublies. Ce mot était soutenu par des hurlements instrumentaux, entre rock et métal, exprimant la colère, la rage, la tristesse. Puis, la honte s’est adoucie, devenant chienne battue, boudeuse, fatiguée. Et dans ce contraste, un sentiment de fierté s’est installé en moi. 

La soirée fut mémorable, émouvante, traversée par des instants de grâce et de rage. Le solo de Baptiste Ferrandis était un moment suspendu : sa guitare électrique, floquée du message « Free Palestine », devenait caméléon. Sous ses doigts, on croyait entendre un oud et, dans ce mélange de rock, de mémoire et de combats, quelque chose d’incroyable s’est produit. La musique disait tout ce que les mots ne pouvaient plus porter.

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