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Opinions

Une réponse au rapport du Comité sur la liberté académique à uOttawa

Rédaction
13 novembre 2021

Crédit visuel : Institut d’études féministes et de genre – Courtoisie

Nous sommes plusieurs professeur.e.s à l’Institut d’études féministes et de genre à être profondément déçu.e.s et inquièt.e.s suite au dépôt du rapport du Comité sur la liberté académique. A priori, le rapport défend la liberté académique contre la censure, un principe sur lequel il semble évident que toute la communauté universitaire converge. Néanmoins, nous suggérons d’en faire une lecture attentive aux rapports de pouvoir qui existent dans notre communauté universitaire et qui nous semble être la plus grande faille de ce rapport. Selon notre analyse, le rapport adopte une approche centrée sur les perspectives des professeur.e.s blanc.he.s, et sous-entend que leurs expériences ont une valeur supérieures à celles des personnes Noir.e.s, Autochtones et racisé.e.s. Cela a pour effet de neutraliser les voix des étudiant.e.s et des professeur.e.s Noir.e.s, Autochtones et racisé.e.s et a pour effet de maintenir une version monolithique du pouvoir. Au lieu de mobiliser des arguments sur la liberté académique pour légitimer la prétendue nécessité d’utiliser le mot en N en salle de classe, nous devons accueillir les critiques venant des étudiant.e.s et professeur.e.s Noir.e.s, Autochtones et racisé.e.s comme une voie qui puisse nous aider à dépasser l’ignorance épistémique, plutôt que comme une circonstance qui suscite la peur.

La peur

La peur est bel et bien le moteur du rapport. Le mot « peur » apparaît 63 fois dans les 196 pages du rapport dévoilé la semaine dernière : « La peur de réprobation publique », « peur de représailles », « climat de peur », « peur de ne pas avoir leur promotion », « peur des évaluations », « peur de prendre la parole », « peur d’être dénoncés ‘hors contexte’ », « peur de se faire accuser d’appropriation cultuelle », peur « de se faire incriminer et harceler pour avoir commis une erreur involontaire ». « Certains professeurs ont ‘peur’, littéralement », écrit un.e professeur.e. Mais à qui appartient cette peur dont on témoigne dans ce rapport? Que rend possible cette peur ? Et qui est caricaturé comme dangereux et faisant peur ?

Selon le mémoire soumis par le caucus BIPOC, il n’y a pas eu d’effort de consultation significative avec les professeur.e.s et les bibliothécaires Noir.e.s, Autochtones et Racisé.e.s de l’Université d’Ottawa qui ont été « invité à participer avec un préavis d’une semaine, en été, dans le cadre d’une pandémie mondiale ». D’ailleurs, le mémoire du caucus BIPOC explique : « Maintenant que certains d’entre nous sont ici et que notre nombre augmente nominalement en raison de décennies de luttes antiracistes, nous subissons collectivement de nombreux contrecoups racistes et souvent, des conditions de travail hostiles. Alors que certain.e.s d’entre nous sont prêt.e.s à partager ces expériences, d’autres n’ont aucun intérêt à revivre ces expériences traumatisantes de racisme et d’exclusion sur le campus, étant donné le manque de réponse institutionnelle à celles-ci ». Sans efforts importants déployés pour inclure les personnes Noir.e.s, Autochtones et racisé.e.s du campus, leurs expériences sont marginalisées dans ce rapport. Nous contestons donc les conditions même de ces consultations.

La surreprésentation de personnes blanches

De plus, on identifie nettement deux biais méthodologiques en ce qui concerne une surreprésentation dans l’échantillon. Premièrement, les professeur.e.s blanc.he.s sont déjà largement surreprésenté.e.s dans le corps professoral. Deuxièmement, certain.e.s professeur.e.s blanc.he.s se sentent particulièrement concerné.e.s par l’appel des protections de liberté académique et ceci créent un biais d’auto-sélection. Donc pour répondre à la question de savoir à qui appartient la peur dont on témoigne dans ce rapport, on peut penser que c’est surtout la peur des personnes blanches qui se sentent concernées par leur liberté académique. Et c’est leur peur qui est surtout validée. La peur des personnes Noires, Autochtones et racisées est ainsi mise sous silence par les conditions de la consultation.

Nous insistons sur la nécessité de ne pas croire que la peur est toujours un sentiment « innocent »  ni l’expression de l’existence d’un danger. La peur des personnes blanches lorsque ces dernières se font interpeler quant à leur responsabilité dans le maintien du racisme systémique est le plus souvent symptomatique de la peur de perdre leur pouvoir. Doit-on rappeler que c’est souvent au nom de la peur qu’on pratique le racisme.

L’accusation « idéologique »

En qualifiant de façon répétée d’« idéologique » le travail antiraciste, les revendications de liberté académique dans le rapport s’inscrivent dans une vision anhistorique de l’université moderne façonnée par les notions d’objectivité qui viennent camoufler le patriarcat et la suprématie blanche. Le rapport et ses recommandations convient ainsi la lectrice et le lecteur à s’impliquer émotivement dans la question de liberté académique, à percevoir cette question de la perspective des professeur.e.s blanc.he.s, de se mettre à leur place, de voir le monde à travers leurs yeux. Le rapport adopte une perspective très subjective et politiquement campée, sans pour autant nommer ce positionnement de façon explicite. Il défend, autrement dit, la position dominante blanche.

Comme l’explique le professeur et auteur Daniel Heath Justice, peu importe notre ethnicité, « nous avons été formés par la culture dominante à voir la blanchité comme normative et éternelle » (Nous sommes des histoires, 120). Par exemple, trop souvent, le matériel d’un cours ainsi que les outils critiques qui guident les étudiant.e.s et les chercheur.e.s dans leurs études ont été principalement développés par des érudits blancs qui se positionnent en tant que spécialistes ou experts. Cette situation est anti-scientifique et anti-curieuse, comme le dirait Françoise Vergès. En tant que féministes, nous avons l’habitude d’avoir nos recherches scientifiques traitées d’idéologies. Or, le contraire du féminisme et de l’antiracisme n’est pas une position de neutralité. Nous exprimons notre solidarité envers les théoricien.nne.s antiracistes et anticoloniales à cet égard, et nous encourageons nos collègues à saisir la capacité productive de ces théories, pour l’avancée de la justice sociale et des connaissances, notamment à l’intérieur de nos salles de classe.

Transformations nécessaires

Selon Malinda S. Smith, la vice-provost de la diversité, de l’équité et de l’inclusion à l’Université de Calgary, le Canada traverse une importante transformation sociale façonnée par « la diversité parmi les peuples autochtones, les générations de schémas établis en matière de diversité ethnique et raciale et les nouvelles vagues de migration transfrontalière » (Smith, 2018). De tels changements nécessitent une transition dans les domaines d’enseignement autant que dans les recherches « afin de passer d’une pensée sur la diversité souvent banale et minimalement descriptive » à un engagement plus critique (Smith, 2018).

Cette transformation demande une remise en question de nos approches actuelles en matière de diversité, « car celles-ci sont fondées sur une vision d’autrefois, plutôt que sur la réalité actuelle » (Smith, 2018). Or, les héritages du colonialisme et de l’esclavage continuent de résonner dans les institutions canadiennes et auprès de la société en général, alors qu’un changement transformateur s’avère absolument indispensable pour notre avenir collectif. La peur suscitée par le soi-disant manque de liberté académique vise plutôt à faire valoir les intérêts des professeur.e.s blanc.he.s aux dépens de ceux des étudiant.e.s racisé.e.s.  Finalement cette peur s’exprime aux dépens des transformations antiracistes que plusieurs professeur.e.s blanc.he.s perçoivent comme étant menaçantes.

Tours de passe-passe

Par l’usage de différents stratagèmes, ces revendications de liberté académique sont souvent accompagnées de faux-semblants et de stéréotypes. Et les réactions affectives des personnes blanches empêchent souvent les discussions sérieuses sur le racisme. Dans le livre, The Equity Myth : Racialisation and Indigeneity at Canadian Universities, on explique ce phénomène : « Quoi, tu me traites de raciste ? […] conduit généralement à une gamme de réponses émotionnelles fortes, y compris la colère, la blessure, le déni, la rationalisation, ainsi que des efforts pour trouver des explications alternatives. Ainsi, alors que de nombreuses personnes sont choquées d’entendre que le racisme existe dans les universités que les critiques de l’antiracisme considèrent comme des bastions de « progressistes », c’est souvent parce qu’ils conçoivent le racisme sous ses formes manifestes ou explicites, comme des préjugés ou des attitudes erronées plutôt qu’institutionnel ou faisant partie d’une culture organisationnelle résistante au changement […] Cette incompréhension de ce qui constitue réellement la racisation, en rejetant le ‘blâme’ sur les personnes racisées, fait également taire leurs voix » (2017 : 9).

De plus, en se positionnant comme des victimes des personnes racisées, les femmes blanches jouent parfois le jeu du patriarcat blanc. Lisez White Tears/Brown Scars de Ruby Hamad. Selon Hamad, « le trope de la demoiselle blanche en détresse » est une innocence brandie de manière stratégique. La détresse se traduit assez rapidement en posture défensive lorsque la domination blanche est menacée. Mais notez également qu’Hamad souligne que les larmes des femmes blanches ne fonctionnent pas lorsque les hommes blancs sont les coupables. Nos allégeances sont avec les femmes racisées et autochtones, les personnes trans et non binaires, les personnes avec handicap.

À cause de l’inaction de la part de l’université depuis des décennies, les étudiant.e.s qui voient du racisme en salle de classe n’ont pas de recours à un système fiable pour les protéger. Comme le soutient avec conviction un.e étudiant.e du Collège de Maisonneuve, « on semble, en effet, oublier qu’il existe un rapport de pouvoir asymétrique à l’avantage de l’enseignant.e dans une salle de classe: l’enseignant.e est responsable du succès ou de l’échec des étudiant.es. De plus, contrairement à ce que les débats laissent entendre, au Québec, le nombre de professeur.es suspendu.es ou renvoyé.es suite à des plaintes étudiantes est anecdotique, voire nul, en comparaison avec les étudiant.es subissant expulsions, abandons et échecs ». Si l’université prend la réconciliation et l’antiracisme au sérieux, c’est à l’université de dédier des ressources nécessaires et passer à l’action. Les étudiant.e.s ne devraient pas être accablé.e.s par ce travail.

Appel aux professeur.e.s blanc.he.s antiracistes à participer

En fin de compte, le rapport nous apprend surtout que plusieurs professeur.e.s blanc.he.s ont peur des transformations en cours sur notre campus en raison de décennies de luttes antiracistes et anticoloniales. On appelle aux professeur.e.s blanc.he.s qui font partie des luttes antiracistes de jouer leur rôle d’allié.e.s et de soutenir nos collègues à transformer cette peur en ouverture vers la transformation antiraciste. Nous devons sortir de l’ignorance épistémique que nous imposent le racisme et la blanchité. Nous vous encourageons à écouter, et à engager des conversations même quand c’est difficile et inconfortable. Nous avons besoin de communiquer et de diffuser l’apport du changement collectif antiraciste et anticolonial à notre communauté universitaire. Écoutez et répondez sans indignation et jugement : le travail antiraciste est un travail d’amour radical. Développez et pratiquez les compétences nécessaires pour mener ces conversations de manière réfléchie. Partagez les ressources. Lisez et écoutez les personnes racisées quand elles et ils critiquent le racisme systémique sur notre campus et dans nos communautés. Par exemple, lisez et travaillez pour mettre en œuvre les recommandations du caucus BIPOC dans les déclarations précédentes. Travaillez sous la direction et en collaboration avec des collègues et des étudiant.e.s racisé.e.s et surtout, écoutez attentivement et activement. Remettez en question le pouvoir de la majorité blanche lorsqu’elle s’accapare la « liberté académique ». Le travail devant nous est énorme.

Nous ne pouvons pas soutenir les recommandations du rapport. La création de politiques basées sur la peur de certaines personnes blanches ne conduira jamais à un avenir collectif inclusif et juste. Si vous êtes d’accord, veuillez signer et partager.

Jamie Chai Yun Liew
Director, Institute of Feminist and Gender Studies

Corrie Scott
Directrice adjointe, Institut d’études féministes et de genre

Michael Orsini
Professor, Institute of Feminist and Gender Studies

Leila Benhadjoudja
Professeure adjointe, Institut d’études féministes et de genre

Gulzar R. Charania
Assistant Professor, Institute of Feminist and Gender Studies

Mythili Rajiva
Associate Professor, Institute of Feminist and Gender Studies

Dalie Giroux
Professeure, Institut d’études féministes et de genre

Nadia Abu-Zahra
Joint Chair in Women’s Studies, University of Ottawa and Carleton University

Délice Mugabo
Professeure adjointe, Institut d’études féministes et de genre

Kathryn Trevenen
Professeure agrégée, Institut d’études féministes et de genre

Shoshana Magnet
Professor, Institute of Feminist and Gender Studies

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