Chronique

Par Frédéric Lanouette

La première fois que j’ai entendu parler de La Rotonde, c’est de la bouche de son plus célèbre rédacteur en chef. Nous étions en Russie, à l’aube d’un 20e siècle qui s’annonçait mouvementé. Les deux bras disparaissant jusqu’aux épaules dans l’eau glacée d’un bourbier, il m’avait regardé par-dessus ses lunettes en demi-lune et m’avait désigné son sac du menton.

– Frédéric, prends mon sac et ouvre la plus grande poche veux-tu?

Les doigts manquant littéralement de me tomber des mains tellement il faisait froid, j’utilisai mes dents pour tirer les cordons de son sac. À l’intérieur, peu de choses : un trousseau de clés, un billet de train Paris-Moscou, deux paquets d’allumettes, la photo d’un petit édifice carré couvert de vignes. Tout au fond, une liasse de papier marquée d’un grand R rouge.

– Tu vois les journaux tout au fond? Étends les sur le sol près de la rive, quand je vais sortir le corps de l’eau, je ne veux pas qu’il se salisse.

Après avoir étalé les grandes feuilles sur la terre figée, je reculai d’un pas. Jacques, le corps plié, tirait de toute ses forces sur ce qu’il tentait d’extraire de l’eau.

– C’est pour quoi le R rouge? demandai-je en désignant le sol couvert de mes doigts bleuis.

– Romanov, répondit-il, les dents crispées par l’effort.

Je manquai m’étouffer avec ma salive. Les Romanov! La famille royale avait été assassinée l’année dernière et depuis, tous ceux pris en possession d’un item portant leur marque étaient jetés en prison.

– Tu n’as pas peur d’être arrêté? La milice ne plaisante pas avec ce genre de choses. Eh merde, le journal des Romanov. Comment as-tu mis la main là-dessus?

Il me jeta un regard moqueur et, dans un ultime effort, arracha à l’eau brunâtre le corps d’une petite fille.

– On a tous nos secrets, mais disons que j’ai été assez longtemps journaliste pour savoir où chercher.

Il déposa le corps raidi de l’enfant sur les feuilles du journal.

– Frédéric, je te présente la duchesse Anastasia, dernière représentante de la dynastie des Romanov.

***

Trois mois plus tard, je devais perdre la trace de Jacques et ce ne fut qu’en 2013 que j’appris ce qui était advenu de lui. Arrivé à Ottawa après huit ans passés à arpenter les ruines de la vallée des Rois, j’arrivai devant le petit édifice que j’avais vu immortalisé sur une photo plus d’un siècle plus tôt. Sur le perron je trouvai plusieurs liasses de journaux marquées du même R rouge qui ornait alors le journal de Jacques. Entre les pages d’une édition datant des années 1980, j’appris qu’il était revenu au Canada en 1980 et qu’il avait été, jusqu’à sa disparition, rédacteur en chef de La Rotonde. Déterminé à en savoir plus sur le destin de mon ami, je cognai puis entrai.

Je laisse le reste, mes amis et amies, à votre imagination, mais vous savez tous, maintenant, pourquoi le symbole de La Rotonde est un grand R rouge.