Affaire P. Diddy : derrière le scandale, réflexion sur les violences systémiques dans le monde de l’art
Crédit visuel : AFP
Article rédigé par Ismail Bekkali — Journaliste
En automne dernier, le scandale P. Diddy a éclaté comme un séisme médiatique dans l’industrie musicale aux États-Unis. Alors que le procès est attendu pour le printemps prochain, l’affaire soulève des questions troublantes sur le silence complice et les abus de pouvoir dans les coulisses de cette industrie.
D’une telle affaire découlent plusieurs répercussions et perceptions sociales. En entrevue avec La Rotonde, deux professeures chargées de cours à l’Université d’Ottawa situent cet événement dans le cadre plus large des violences sexuelles opérant dans le monde des arts et du divertissement.
Loin d’être récente, l’affaire remonterait à l’automne 2023, lorsqu’une première accusation contre le rappeur a été faite par son ex-compagne, la chanteuse Cassie Ventura. Doctorante en science politique et chercheuse sur les violences de genre, Éléonore Paré rappelle le contexte à l’origine du scandale : « C’est à partir de cette accusation-là que l’on voit une série de dénonciations dans le cadre pénal civil et criminel […] et par la suite l’implication dans un système beaucoup plus large et sophistiqué de trafic sexuel et humain ». Alors que plus de 120 accusations ont été formulées aujourd’hui, la professeure explique la médiatisation soudaine et tardive de l’affaire par le manque de considération juridique accordée pour les affaires de trafics organisés, en comparaison aux accusations individuelles.
Dénonciation et invisibilisation
Paré avance davantage d’hypothèses en soulignant l’importance du système dans lequel ces violences opèrent. Dans le sillage de l’affaire P. Diddy, des rouages invisibles se dévoilent, révélant une structure hiérarchique rigide où la célébrité exerce un contrôle sur les carrières des artistes émergent.e.s. « C’est quelqu’un d’extrêmement influent parce qu’il détient un label. Ce n’est pas seulement un rappeur, mais c’est aussi quelqu’un en capacité de décider des carrières d’autres personnes », dit la professeure. Au-delà des abus de pouvoir apparents, Paré insiste sur les dangers d’une simplification abusive de cette affaire, et sur la nécessité de s’interroger sur les raisons ayant mené à son invisibilisation. Les violences genrées ne sont selon elle pas propres au milieu des arts, mais le résultat « d’une concordance de systèmes d’oppression ».
Sur ce point, la doctorante en criminologie Kharoll-Ann Souffrant mentionne l’effet contre-productif qui pourrait résulter de cette dynamique médiatique : « Je pense que c’est important de parler du milieu artistique, mais il ne faut pas que cela occulte le fait que les violences sexuelles arrivent partout ». La professeure décrit alors le rôle ambivalent que peuvent jouer les médias, permettant à la fois de dénoncer les actes commis, tout en omettant de mentionner le coût de ces prises de parole. Dans son ouvrage éponyme, Kharoll-Ann Souffrant parle d’un « privilège de dénoncer » qui est accordé à certaines personnes, sur la base de nombreux facteurs, tels que l’image publique, le genre, la race, ou encore l’âge. La chercheuse mentionne les principes de « victime parfaite » et de « suspect idéal », qui influencent la réception de ces crimes par le grand public, le degré de sympathie qu’ils suscitent, et éventuellement l’impact à long terme sur leur récidive.
L’influence que peut avoir l’opinion trouve sa pertinence à la lumière des nombreux cas passés de violences sexuelles qui ont été mentionnés par les deux intervenantes. Qu’il s’agisse de R. Kelly, Harvey Weinstein ou de l’affaire des viols de Mazan, les professeures manifestent toutes deux une réponse « mitigée » quant à l’efficacité de la surmédiatisation de ces affaires et les récriminations qu’elles peuvent engendrer.
Souffrant dit constater un progrès qui serait ralenti par la récupération politique occasionnelle de mouvements pour la justice sociale. « En même temps que des changements sont faits, c’est au dépens des personnes qui ont parlé […]. Leurs paroles sont après récupérées pour redorer sa propre image », explique-t-elle. La chercheuse dénonce ce genre de dynamiques, qui ont tendance à minimiser les contributions de précédents mouvements féministes. La popularité ponctuelle qui en résulte fait en sorte que « les solutions ne sont pas réfléchies collectivement. On est toujours étonné.e.s de voir une nouvelle tête tomber, mais il n’y a pas de réflexion de fond sur l’aide apportée aux victimes concernées » poursuit-elle. Selon Souffrant, ce dernier point ne fait qu’affirmer la portée sociétale de ces actes.
Prévention comme enjeu collectif
Dans une perspective similaire, Paré souligne un enjeu collectif qui irait au-delà de la sphère médiatique : « On va parler énormément de la violence qui a été commise, sans chercher à comprendre comment cela a pu affecter des centaines de personnes ». La professeure poursuit en soulevant un paradoxe dans notre rapport à la violence : « en parler » pour donner de l’importance aux témoignages vécus, sans tomber dans la « fascination » ou la « normalisation de cette violence ».
Souffrant évoque également un phénomène de « personnalisation » avec ce genre de procès : « C’est un spectacle, où on se focalise beaucoup sur le monstre qu’on aime voir tomber, mais il faut aussi penser aux victimes et à leur soutien ». Face à cette tendance, la chercheuse n’aurait qu’une seule recommandation : « La prévention. On en parle beaucoup, mais ce n’est pas fait de manière uniforme ». Les deux professeures achèvent leurs interventions respectives en incitant les gens à garder un œil ouvert aux victimes réduites au silence.