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Essais Privilège de dénoncer
Arts et culture

« Le privilège de dénoncer », un an plus tard : entrevue avec Kharoll-Ann Souffrant

Emmanuelle Gauvreau
7 novembre 2023

Crédit visuel : Chloé Charbonnier pour les Éditions du Remue-Ménage — Courtoisie

Entrevue réalisée par Emmanuelle Gauvreau — Cheffe du pupitre Arts et Culture

En juillet 2020, en pleine résurgence du mouvement #MoiAussi, Kharoll-Ann Souffrant partage son témoignage « L’entonnoir », publié dans La Presse, qui mêle à son expérience de survivante d’agression sexuelle celle du racisme. Peu de temps après, elle signe avec les Éditions du remue-ménage son essai Le privilège de dénoncer. La doctorante de l’Université d’Ottawa (l’U d’O) s’entretient avec La Rotonde, un an après sa publication.

La Rotonde (LR) : Vous faites actuellement un doctorat en travail social à l’U d’O. Sur quelles questions vous penchez-vous principalement ?

Kharoll-Ann Souffrant (K-AS) : J’étudie le mouvement #MoiAussi au Québec et le regard des femmes afroféministes qui ont été impliquées dans le mouvement. J’essaie de voir quelles ont été leurs expériences avec ce mouvement féministe, surtout en relation avec le courant dominant au Québec.

LR : Quelles réalisations cela vous a-t-il permis de faire ?

K-AS : J’interroge des gens qui ont plus été des militant.e.s et activistes. Beaucoup d’entre elles sont aussi des survivantes d’agressions sexuelles. C’est aussi pour ça qu’elles s’impliquent et qu’elles sont militantes.

Il y a aussi toute la question de l’effacement de Tarana Burke, qui a fondé le mouvement #MoiAussi. Dans les dernières années, il y a eu un peu plus de visibilité par rapport à elle et les femmes racisées et noires qui ont pris la parole au Québec, mais c’est une place qu’elles ont dû prendre — ce n’est pas venu naturellement.

Ce dont on discutait beaucoup avec les participantes, c’est qu’on va souvent croire qu’on est les premières à s’impliquer comme nous le faisons dans les causes féministes. En réalité, il y a beaucoup d’autres femmes noires qui étaient là, avant nous, au Québec. Ce qu’elles ont fait n’a pas nécessairement été documenté ou archivé.

Il y a quand même eu beaucoup de femmes noires qui ont essayé de faire une contribution au Québec qui s’entendent pour dire que c’était difficile. Beaucoup ont quitté le milieu militant pour aller au Canada anglais ou même aux États-Unis. Je ne suis pas d’avis que le racisme est pire au Québec qu’ailleurs ; je pense que la manière dont ça se manifeste est un peu différente. La violence psychologique et le harcèlement dans les milieux féministes, c’est quelque chose de vraiment méconnu, mais ça commence à sortir de plus en plus.

LR : Vous avez mentionné un peu plus tôt qu’il y avait peu de documentation ou d’archives d’initiatives féministes faites par des femmes noires. Pourquoi est-ce le cas, à votre avis ?

K-AS : En milieu académique, je suis souvent une des seules personnes noires. Je suis habituée, mais c’est une réalité : il n’y a pas beaucoup de chercheuses noires au Québec. La plupart de celles qui font ce travail le font surtout en anglais.

Parler de racisme au Québec versus en parler dans le monde anglophone n’est pas tout à fait la même chose. Les dynamiques sont différentes, je pense, parce que le Québec se perçoit comme étant colonisé par le Canada anglais. Des fois, en raison de cette position, il y a un refus de reconnaître qu’il y a d’autres minorités pouvant aussi subir de l’oppression des Québecois.e.s blanc.he.s.

Il y a aussi toute la dynamique de qui a le droit de critiquer le Québec, et qui est inclus dans son écriture. Dans les médias, c’est très blanc, en général. Les personnes noires qu’on voit à la télévision sont souvent des personnes qui sont métisses, qui ont la peau claire ou qui ont été adoptées par des parents blancs. Sinon, les personnes qu’on accepte sont les personnes qui ne vont pas beaucoup critiquer le Québec. Quand tu es une minorité ou une personne noire, le critiquer peut nuire à ta carrière.

LR : Quelles ont été les réactions à la suite de la publication de votre essai Le privilège de dénoncer ?

K-AS : Quand je regarde cela un an plus tard, c’est 95 % positif. J’ai été surprise de voir qui cela a rejoint et touché. Le livre est sorti en Europe et au Canada. Il y a eu des femmes qui ont pris la parole après l’avoir lu.

Ce livre, je l’ai vraiment écrit pour extérioriser mon histoire. Elle ne m’habite plus de la même manière aujourd’hui, même si c’était une histoire qui était difficile et triste. C’est positif, en fin de compte, parce que cela aide d’autres personnes aujourd’hui.

Le côté le plus difficile pour moi a été de me rendre compte que j’étais mal entourée de certaines personnes. La publication a quand même généré de la jalousie chez certaines femmes, certaines étant des amies proches. Sans rentrer dans les détails, il y a des gens qui essayaient pratiquement de salir mon travail, mais c’était vraiment minoritaire.

LR : Pourquoi dites-vous dans votre essai que les choses ont très peu changé depuis le mouvement #MoiAussi ?

K-AS : Beaucoup de survivantes n’en parlent toujours pas aujourd’hui. Il y a des gens qui vont penser que tout le monde est ouvert à ce sujet, mais j’en connais plusieurs qui n’ont jamais parlé ouvertement. Ce n’est pas seulement dans les communautés racisées. Elles ne se sentent pas en sécurité de le faire pour différentes raisons.

Certaines personnes qui ont dénoncé publiquement se font poursuivre en diffamation aujourd’hui. On ne sait pas ce qui va être issu de ces procès-là ni de comment le droit va s’adapter. C’est quand même une première historique. Beaucoup des personnes qui ont été dénoncées reviennent sur la place publique un peu comme si de rien n’était.

On parle beaucoup de ce qu’on devrait faire une fois que l’agression a été commise, mais pas de ce qu’on devrait faire pour le prévenir à la racine. La réponse a toujours été de grossir le rôle de l’État pour la criminalisation, plutôt que de prévenir le problème.

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