Causons, Discutons : la santé mentale, un enjeu mondial auquel n’échappe pas l’Afrique
Crédit visuel : Sophie Désy — Photographe
Article rédigé par Jessica Malutama — Cheffe du pupitre Sports et bien-être
Avec le taux de suicide le plus élevé à l’échelle mondiale, la région africaine est devenue le point focal d’une campagne de sensibilisation lancée par l’Organisation mondiale de la santé (l’OMS) pour prévenir cette crise. C’est dans ce contexte qu’un débat sur la santé mentale en Afrique a été organisé le 26 octobre dernier au Carrefour des apprentissages (CRX) de l’Université d’Ottawa (U d’O).
Le rendez-vous marque une suite à la série Causons, Discutons, qui vise à aborder des enjeux spécifiques au continent africain. L’événement mis sur pied par les organisations Kids Connect Africa (KCA), Safe Place (SP), Million Little Miracles (MLM), et l’Association des étudiant.e.s internationaux.ales (UO-AEI), a rassemblé étudiant.e.s et intervenant.e.s pour discuter de la question suivante : la santé mentale, est-ce le prochain fléau de l’Afrique ?
Selon Franck-Maleek Djamat-Dubois — étudiant en marketing à l’U d’O et président de KCA —, Rania Ivala Sounda — étudiante en biologie à l’U d’O et cofondatrice de SP — et Souleman Baba Eya — étudiant en mathématiques financières à l’U d’O et membre fondateur de MLH —, la soirée symbolisait l’occasion de traiter d’une problématique actuelle pourtant négligée dans plusieurs communautés africaines.
D’après des participant.e.s du débat, la situation de la santé mentale en Afrique risquerait de se détériorer si elle n’est pas mieux prise en charge par les acteur.ice.s concerné.e.s et si la population n’est pas davantage sensibilisée à cette question.
Une problématique locale passée sous silence
Plusieurs personnes qui étaient présentes à la discussion considèrent que les problèmes liés à la santé mentale souffrent d’une profonde sous-estimation dans leur pays d’origine. Ils.elles expliquent que le déni entourant cette problématique ralentit une véritable prise en compte de cet enjeu dans les familles et sociétés africaines. Le soir du débat, un étudiant a résumé cette réalité en ces termes : « On minimise la santé mentale, voire, on fait comme si elle n’existait pas. »
Des intervenant.e.s ont pointé du doigt une éducation patriarcale qui ignore ou dévalorise la santé mentale en nourrissant des stéréotypes qui empêchent les individus de parler librement de leurs difficultés personnelles. D’après certain.e.s, cette situation est renforcée par une vision idéalisée des hommes et des femmes africain.e.s, réduit.e.s à des figures fortes et résistantes, souvent perçu.e.s comme dénu.é.e.s de vulnérabilité. « L’homme africain doit toujours être fort, et la femme africaine, souple », a déclaré un individu.
Dans un entretien avec La Rotonde, Dr Dopé Koumou Reine Espe Ambourouet Ogandaga, psychiatre au Gabon, a mis en lumière le tabou qui entoure la santé mentale au Gabon, affirmant que « l’hôpital psychiatrique est stigmatisé », ce qui empêche de nombreuses personnes de consulter.
Comme certain.e.s participant.e.s du débat, la psychiatre, également directrice du Centre national de santé mentale de Melen (CNSM) à Libreville, est d’avis que certaines croyances culturelles concernant la maladie mentale constituent un frein à une prise en charge efficace et à l’administration de traitements appropriés. « Dans plusieurs communautés africaines, ces explications mystiques peuvent retarder la guérison, car la souffrance est alors attribuée à des causes spirituelles ou animistes plutôt qu’à des facteurs médicaux ou organiques », indique-t-elle.
Bien que Dr Ambourouet Ogandaga défende une approche holistique prenant en compte l’environnement culturel de chaque patient.e, elle reconnaît que les familles privilégient parfois des pratiques religieuses ou traditionnelles avant de recourir à la médecine.
Des lacunes structurelles et institutionnelles
Lors du dernier Causons, Discutons, des étudiant.e.s ont dénoncé la négligence des dirigeant.e.s du continent africain envers la santé mentale, constatant un manque de structures et de ressources adaptées pour répondre aux besoins des populations. Selon Sounda, ces derniers minimisent les effets d’une mauvaise gestion de cette crise sur l’ensemble de la société.
L’OMS rapporte qu’un.e psychiatre pour 500 000 habitant.e.s est disponible en Afrique, un ratio 1000 fois inférieur aux recommandations internationales. Dans le même rapport, Dre Matchidiso Moeti, Directrice régionale de l’OMS pour l’Afrique, regrette que la prévention du suicide ne soit pas une priorité dans les programmes de santé nationaux et insiste sur l’importance d’investir davantage dans la lutte contre les fléaux associés aux troubles mentaux, qui sont des facteurs de suicide.
Dr Ambourouet Ogandaga informe que le Gabon, un pays de 2,3 millions d’habitant.e.s, ne dispose que de deux psychiatres dans le domaine public et que le CNSM est le seul établissement national dédié à la prise en charge des troubles mentaux. La spécialiste ajoute que, bien que le ministère de la Santé gabonais ait implanté neuf unités dans chaque province pour faciliter l’accès aux soins, ces structures embryonnaires ne suffisent pas à résoudre la crise de santé mentale dans le pays.
Un appel à l’action collective
Des participant.e.s de la soirée s’accordent sur l’idée que l’approche de la santé mentale en Afrique doit être une responsabilité partagée entre les États, les collectivités et les individus. Ils et elles plaident pour une mobilisation concertée entre les différent.e.s acteur.ice.s, notamment par un investissement accru dans les services de santé mentale, la formation des professionnel.le.s dans le domaine, l’adoption de politiques publiques durables, et une sensibilisation systématique dans l’éducation pour changer les mentalités. Cela aiderait, selon eux.elles, à normaliser les problèmes de santé mentale et le recours à une aide professionnelle.
Dr Ambourouet Ogandaga et d’autres intervenant.e.s insistent sur l’idée que la santé mentale n’est pas qu’une affaire institutionnelle, en précisant que chaque personne peut soutenir ses proches et favoriser l’entraide à travers des initiatives communautaires ou citoyennes.
Le débat a permis de souligner l’impact profond de la négligence de la santé mentale sur les sociétés africaines. Comme l’a résumé une participante, « un peuple malade mentalement ne peut pas évoluer. Toutes les institutions et les domaines seront affectés par un manque de santé mentale. Quand quelqu’un est atteint mentalement, il devient improductif, le stress le détruit. Il ne faut donc pas négliger cet aspect dans nos sociétés ».