Crédit visuel : Sophie Désy — Photographe
Critique rédigée par Antoine Jetté-Ottavi — Chef du pupitre Arts et Culture
Il y a quelques semaines, j’ai eu la chance de voir le film québécois 1995 de Ricardo Trogi (accessible dans certaines salles, sur YouTube, sur Prime et sur Apple TV) au cinéma. Une longue introspection s’en est suivie, car le long-métrage aborde des sujets qui me sont très proches en tant qu’artiste et cinéaste. Cette critique vise donc l’exploration du sentiment de l’imposteur et la découverte de soi.
D’abord, petit résumé. 1995 est la suite des films 1981, 1987 et 1991. C’est le conte de la vie réelle du réalisateur, mettant en scène les difficultés de sa jeunesse jusqu’au début de sa carrière. Le dernier film se concentre principalement sur ses débuts dans le cinéma : Ricardo sort tout juste de l’école et cherche à gagner sa vie mais, malheureusement, rien ne se passe comme prévu. Jusqu’à un appel inattendu de Radio-Canada. Sous les cris fous de joie de sa mère, on lui annonce sa place dans l’émission La Course (1994-95), compétition qui permet à des jeunes réalisateur.ice.s de parcourir le monde en réalisant des courts métrages.
L’authenticité d’un artiste
Le film commence sur une scène amusante où nous voyons le jeune Ricardo, incarné par Jean-Carl Boucher, pourchassé par un garde de sécurité. Nous rencontrons directement un garçon entrant dans la vie adulte, confronté à ses mauvais choix (comme sa nouvelle voiture récemment achetée ou sa job pas trop légale). Nous le sentons un peu perdu entre ses rêves, ses projets et la marche à suivre pour réaliser sa vision. En tant que jeune artiste moi-même, je me suis sentie rétrécir dans ma chaise, comme si on me pointait du doigt.
La voix hors champ explique son désir de devenir meilleur, mais s’arrose de désespoir. Ricardo est à bout de souffle. Il se convainc d’être comme tout le monde. Là où ça m’a frappé, c’est que j’en suis à la même étape dans mon parcours. Je crois que ce qui rend si puissants les longs-métrages du réalisateur, c’est justement leur aspect d’authenticité : il transpose sur l’écran son histoire personnelle.
Ricardo commence seulement à croire en ses capacités quand il remporte la première place aux sélections de La Course. Néanmoins, rapidement durant son voyage, le doute revient le visiter. Deux questions sont au centre de son récit : « Qui suis-je comme artiste ? » et « Qu’est-ce que je veux créer ? »
Ces questions sont abordées lors d’une conversation entre lui et son père Benito, interprété par Claudio Colangelo. Quand toute la famille devait fêter l’entrée de Ricardo dans La Course, Benito descend à la chambre du jeune homme et lui pose des questions sur ses projets. Alors que Ricardo espère plutôt recevoir des encouragements, son père lui partage plutôt ses inquiétudes. Aux yeux du père, il est difficile d’être un artiste et, d’après lui, Ricardo manque de rébellion, de rage. Il implore donc à son fils : « Mais promets-moi, si ça ne fonctionne pas, tu ne t’acharnes pas ». Nous comprenons ensuite que les rêves de Benito dans le monde de la musique se sont rapidement brisés : un plan zoom lent de lui jouant l’accordéon, switch sur son premier album 33 tours prenant la poussière dans le garage, tout ça accompagné de la voix de Ricardo, qui explique que son père l’avait enregistré environ à son âge, mais qu’il n’y a jamais eu de volume 2.
Il s’agit certainement de ma scène préférée. Elle rappelle que nos parents aussi ont des rêves, des désirs, des passions. Elle montre que la vie est parfois aussi injuste pour les autres, que nos rêves ne sont pas tous destinés à voir le jour et qu’ils peuvent prendre à leur tour la poussière dans un garage, un grenier ou simplement dans nos tiroirs.
Cette peur va beaucoup influencer la course de Ricardo. Il souhaite, inconsciemment, rendre son père fier, ne pas le décevoir. Il veut lui montrer qu’il peut être un artiste.
L’art de réussir dans l’échec
Au début, Ricardo entre dans La Course en première place. Cependant, il commence rapidement à tomber dans le classement en raison d’imprévus et de retards, et cela commence à embêter les juges. Quand l’artiste pose enfin les pieds en Égypte, la secrétaire lui fait ressentir de la pression durant un appel. Les rêves commencent à le hanter et il devient difficile pour le jeune homme de savoir s’il s’agit d’effets secondaires des médicaments qu’il doit prendre ou simplement du stress. Cela ne l’arrête pas.
Son voyage en Égypte est au centre de la narration : c’est là où Ricardo vit ses plus grandes anecdotes. Il y rencontre Yunis (joué par Shadi Janho), un inconnu qui souhaite faire un film avec sa petite-amie, mais qui finit par briser sa caméra.
Ricardo panique et s’ensuit alors une scène des plus emblématiques du film. C’est la marque de l’humour de Ricardo Trogi. On l’envoie aux douanes pour récupérer la caméra de secours. Il doit aller d’un bureau à l’autre sous des indications imprécises. On se sent comme dans la maison des fous d’Astérix et Obélix. Impossible de recevoir sa caméra sans une preuve de ses intentions, une signature, un stamp, puis ci, puis ça. C’est infernal, et nous en rions ! Nous partageons sa rage et sa déception, mais nous ne pouvons pas nous empêcher de nous amuser devant son malheur.
Après avoir retrouvé une caméra par miracle, son film est envoyé et jugé. Malheureusement, la critique frappe et ce qu’il pensait devenir un chef-d’œuvre n’est pas aussi bien accueilli que prévu, à la grande déception de sa mère et de lui-même. Le sujet, l’excision en Égypte, est reçu avec un œil patriarcal et insensible.
Malgré cette conclusion frustrante, je crois que la vraie victoire lui appartient, gagnée lorsque son père l’appelle en pleine nuit et avoue avoir perçu l’artiste en lui. C’est ce qui conclut la beauté de ce long-métrage : la reconnaissance de sa créativité est la vraie quête de sa Course.