Inscrire un terme

Retour
Opinions

La fois où j’ai posé nue

Rédaction
24 octobre 2019

Crédit visuel ; Shawn Philip Hunsdale

Par Emmanuelle Gingras – Rédactrice en chef

« Maudite cruche au cerveau mastiqué! » que je me dis, arrivée une heure à l’avance à mon premier contrat de modèle nue. Le corps engourdi par l’angoisse, je ne sais plus pourquoi j’ai voulu essayer cette expérience que j’aurai détesté et adoré.

Bien évidemment, on m’a posé la question; « pourquoi as-tu besoin de faire ça? ». Que ce soit par ceux que j’aime, par ceux que je connais moins à qui j’en ai fait part, le verdict est le même; il doit bien y avoir une raison! Je n’ai pas tant apprécié le terme « besoin », comme si celui-ci faisait référence à une quête dépendante ou pathétique quelconque.

Est-ce de vivre un regard sur moi ? Est-ce une curiosité ? Est-ce un désir de sortir de ce que je connais ? Est-ce une façon d’en apprendre davantage sur moi ? Est-ce pour faire un peu d’argent ? Est-ce simplement un coup de tête ?

Peut-être un peu de toutes ces réponses, mais la plus grande question est « qu’est-ce que mon corps nu veut signifier? » ; je le veux érotique, mais pas pour tous! Je le veux neutre, mais pas pour tous! Je le veux à l’aise, mais pas seulement pour moi! Je le veux malléable mais pour mieux courir la vie. J’ignorais, avant cette expérience, ce qu’il était entièrement, ce qu’il représentait à moi seule sans les autres. Tristement, je l’ai compris grâce à des yeux sur moi.

Avant le grand moment

Je sirote mon thé avant de me préparer à me présenter pour la première fois à un groupe d’étrangers à coup de chair. Je me brûle la langue; ça y est, je poserai en souffrant d’autant plus.

Souffrir. Mon corps ne saura jamais prendre l’immobilité, me dis-je ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé avant ? En voulant découvrir une partie de moi par cette expérience, j’en ai oublié mon hyper-activité et la fragilité de mes membres très peu forts.

10 minutes avant que je m’épluche de mes habits, je tente de parler avec quelques dessinateurs mais ils ne semblent pas vraiment vouloir converser avec moi. Du moins, c’est l’impression que j’ai. Peut-être veulent-ils garder une neutralité professionnelle? L’artiste ne discute pas avec ses natures mortes, peut-être est-ce la même chose pour ses natures vivantes ?

Je tente rapidement de réfléchir aux 17 poses que je m’apprête à faire pour les trois prochaines heures. On ne pense que très peu souvent à tout ce que le corps peut faire, il me semble que le mien ne fait que toujours se croiser les bras et les jambes. Il ne connaît que les poses qui se protègent.

Une autre montée d’angoisse s’accentue; j’ai lu quelque part qu’il arrive aux modèles de péter lors de pose. Je rougis à la simple idée.

L’heure de se déshabiller

« Quand tu veux », me dit l’organisateur. Encore rouge de ma précédente pensée, pour la prochaine je me dit qu’il faut à tout prix éviter de me déshabiller d’une façon érotique. J’enlève d’abord rapidement mon pantalon dans lequel j’étais commando, question à ne pas avoir à enlever mes sous-vêtements. Je feins ensuite d’avoir de la difficulté à enlever mon gros pull qui ne me met aucunement en valeur.

Je sens des yeux m’ausculter de haut en bas; « bon, c’est avec ce corps que nous travaillerons pour trois heures ». J’ignore ce qu’ils en pensent, je tente de ne pas les regarder. Je ne suis définitivement pas le plus intéressant qu’ils ont dessiné, je n’ai pas vraiment de traits particuliers.

Les premières poses sont sur des courtes périodes, je me permets donc d’être un peu plus ambitieuse. Toutefois, plus les poses s’enchaînent, plus elles doivent être longues. Comme il s’agit de ma première fois, j’ignore quelles poses me feront mal à long terme, je me lance donc un peu dans le vide en prenant le risque de perdre tout mon sang dans une jambe ou un bras ou même une partie du visage.

Comme de fait, à peu près toutes le poses que je fais me font mal, mais pour la première partie, elles sont courtes alors ce n’est pas si pénible. Quelques larmes me montent aux yeux sans que j’en aille aucun contrôle, je les laisse couler sans que je ne puisse les enlever.

Après une heure et demie, nous prenons enfin une pause. « Bon ! Ce n’est pas si pire », je me dis.

Arrive un homme avec une feuille blanche d’imprimante et un crayon à mine fait en Chine qui me félicite timidement de mon travail. Celui-ci n’est clairement pas là pour les bonnes raisons.

Je n’arrive pas toutefois pas à prendre personnel ni à prendre comme un compliment ce commentaire ; je n’ai aucun contrôle sur le désir que je projette. Notre corps ne nous appartient pas vraiment à partir du moment que les gens en ont une perception. C’est triste à se dire, mais je suppose que c’est une réalité.

Pleurer nue

La pause terminée, je me dénude à nouveau.

Cette fois-ci, il me faut faire des pauses de 20 minutes chacune. Bien évidemment, je souffre encore chaque position que je prends, je n’ai donc nul autre choix que d’entrer dans une profonde introspection. 

Arrivée dans une trans où je tente en vain de détacher ma tête de mon corps, je n’y arrive pas complètement. J’arrive à ne plus sentir mon corps, mais ma tête refuse de céder. 

Je ne fais que penser à quel point il n’y aura jamais aucun moyen que je ne sorte de mon corps. Plus que jamais consciente de celui-ci, je me met à pleurer sans pouvoir m’arrêter. Je me beurre le visage de mon maquillage que je porte, car il me fallait bien évidemment être belle et nue. Entièrement nue aurait été bien trop.

J’ai pleuré, car, vulnérable, je ne pouvais pas m’enfuir. Moins je voulais pleurer, plus je le faisais. J’ai compris que ce n’était pas d’être nu qui me dérangeait dans tout ce contexte, c’était plutôt le fait qu’on me regarde longtemps. On a toujours si peur des yeux… J’ai compris que mon plus fidèle combat était celui de ce que je projette, car on en a aucun contrôle.

Comment puis-je me permettre de vouloir être une femme, belle et désirable, alors que je tente à tout prix qu’on ne me regarde pas trop longtemps?

Est-ce l’humilité? Ou est-ce parce que, plus creux en nous, il y a quelque chose de laid qu’il ne faut pas montrer à personne? On m’a trop regardé longtemps, alors mon corps s’est soumis à ce moment à ma laideur, qui est pour moi pleurer et être vulnérable.  Mon corps est une arme contre tout; il peut s’enfuir, il peut se couvrir, il peut tromper. Ne pouvant pas le bouger, celui-ci n’a eu nul autre choix de confronter le moment et moi-même aussi.

En empêchant mon corps de bouger ou de se protéger d’une quelconque manière, j’ai compris qu’il avait des réflexes enfantins et renfermés, que celui-ci n’est jamais satisfait et surtout, que j’ai confiance en celui-ci mais pas en moi.  Enfin, dans le tumulte de cette réflexion existentielle, j’en oublie de m’empêcher de péter.

Inscrivez-vous à La Rotonde gratuitement !

S'inscrire