Crédit visuel : Jessica Malutama – Co-rédactrice en chef
Éditorial rédigé par le comité de rédaction de La Rotonde
Trop rarement reconnaît-on le rôle structurant des professeur.e.s dans nos parcours étudiants et, plus largement, dans nos vies. Pourtant, malgré une précarité institutionnelle devenue la norme, ce sont eux.elles qui rendent possibles des espaces d’échange et de réflexion, et le cœur même de l’université : l’éducation. Dans la relation qu’ils.elles tissent avec leurs étudiant.e.s, ils.elles réorientent parfois des trajectoires entières. Ils.elles méritent aussi des structures de soutien réelles, et leur condition de travailleur.euse.s l’exige.
Un travail dissimulé derrière les murs de l’institution
La réussite d’un cours et la transformation qu’il peut engendrer chez ceux.celles qui le suivent reposent sur une charge de travail considérable. Pourtant, cette réalité peut facilement nous échapper lorsque nous n’en voyons que les effets, et rarement le labeur qui les rend possibles.
Ce que des professeur.e.s offrent, ce n’est pas seulement la transmission de contenus, mais des expériences d’apprentissages collectives qui, lorsqu’elles sont marquantes, peuvent bousculer les cadres établis, déstabiliser nos évidences et ouvrir de nouvelles perspectives.
L’influence de ces moments peut déborder de la salle de classe. Si nous avons eu la chance de croiser sur nos chemins un.e ou plusieurs professeur.e.s qui ont su créer de telles ouvertures, nous savons ce qu’elles changent par leur force radicale.
Nous savons comment elles sont capables de façonner nos manières d’être autrement ou de réorienter nos gestes, nos manières de nous lier, et donc nos vies, en transformant comment nous pensons, ressentons et agissons dans le monde.
Loin d’être un hasard, ces instants sont le fruit d’un travail exigeant et patient, souvent invisible, de corps qui donnent, absorbent et endurent. Ce que l’on aperçoit, ce sont les résultats visibles, soit un cours réussi, un parcours sauvé, une étincelle d’invention, ou une classe vivante.
Ce qui reste dissimulé, c’est l’effort quotidien, les longues heures, le poids affectif qui se jouent dans la réussite de parcours étudiants, et qui dépendent d’une écoute, d’un accompagnement, et d’un soutien fournis par un.e professeur.e.
L’expérience le dit, et les chiffres le confirment. Près de 27,5 % de la variation des notes en première année d’université dépend des pratiques enseignantes, rappelant que ce sont bien les interactions humaines qui participent à la réussite académique et qui peuvent transformer un cours en une expérience déterminante.
Sans professeur.e.s, pas d’université, et pourtant, on les précarise
Ces actions mises en œuvre par les professeur.e.s impliquent du temps et de l’énergie qui passent parfois par des tâches effectuées en dehors des heures contractuelles, et donc non rémunérées par l’employeur.
Rédaction de lettres de recommandation, encadrements non prévus dans les plans de cours, accompagnement d’étudiant.e.s en stage, évaluation par les pair.e.s… une liste qui ne fait qu’effleurer l’ampleur réelle du travail assumé au quotidien.
Ces gestes, bien qu’étant décisifs à la réussite de nos parcours étudiants, sont effectués avec des ressources limitées, et malgré des charges de travail élevées, conduisant parfois à des épuisements professionnels.
En mars dernier, l’Université d’Ottawa (U d’O) a été nommée parmi les meilleur.e.s employeur.euse.s de la région de la capitale nationale. Une reconnaissance qui lui permet de mieux se vendre à l’extérieur, mais qui nous fait nous demander : « Meilleur employeur pour qui et pour quoi ? », lorsque l’on sait que la réalité du terrain apparaît bien différemment.
Les professeur.e.s à temps partiel, membres de l’Association des professeur.e.s à temps partiel de l’U d’O (APTPUO), qui assurent jusqu’à 70 % des cours dans certaines facultés de l’U d’O, décrivent des conditions de travail qui se détériorent.
Selon l’Association des professeur.e.s de l’U d’O (APUO), il manquerait environ 300 professeur.e.s régulier.ère.s pour ramener l’U d’O à la moyenne des universités du U15.
Des chiffres de 2021 indiquaient que le ratio d’étudiant.e.s par professeur.e était de 29,4 dans le groupe du U15 Canada, et de 35,4 à l’U d’O, soit un des pires en Ontario. En novembre dernier, un professeur informait qu’il serait désormais de 37 étudiant.e.s par professeur.e.
Sur le terrain, les professeur.e.s affirment que les choses s’empirent. L’institution peut bien tirer profit de sa récompense à court terme, mais en invisibilisant la précarité et en affaiblissant ses salarié.e.s, elle scie en réalité la branche sur laquelle elle est assise.
L’heure n’est plus aux constats, mais aux redressements significatifs
Les constats sont là depuis des années. Ce qui est en jeu, ce sont les conditions de travail du corps professoral. Les divers syndicats représentant ses membres l’ont assez martelé : tant que les moyens matériels et financiers nécessaires répondant à leurs besoins et à leurs revendications ne seront pas alloués, la précarité restera la norme.
Mais ces conditions ne se réduisent pas non plus au simple labeur, selon nous. Nous considérons qu’elles impliquent aussi une question de reconnaissance, non pas comme un simple honneur, mais comme ce qui rend visible, confère une dignité et une existence réelle à ce qui est et à ce qui se fait dans l’espace social.
En maintenant les professeur.e.s dans une invisibilisation et une précarité permanentes, l’U d’O leur refuse précisément cette reconnaissance, et vice-versa. Elle occulte ceux.celles qui font vivre les salles de classe et, plus largement, ceux.celles dont elle dépend pour se hisser parmi les universités les mieux classées au pays.
Cette invisibilisation n’est pas accidentelle : elle découle d’un choix politique d’une université qui priorise une logique néolibérale de gestion, de rentabilité et de performance.
Pourquoi les ressources sont-elles drainées ailleurs, au détriment de ce qui constitue son socle vivant, c’est-à-dire le travail des professeur.e.s qui transforment des vies, la recherche et la société ?
Construire une université et, plus largement, un environnement viable pour ses membres font partie d’un effort collectif. Dans le contexte universitaire qui est le nôtre, cela signifie réellement inclure la parole et les considérations des personnes dont la vie est directement touchée par les décisions institutionnelles.
L’Université ne peut plus se permettre l’aveuglement. Des avancées ont été notées, mais il est grand temps que l’U d’O investisse enfin là où tout se joue, c’est-à-dire dans les salles de classe, et auprès des professeur.e.s-chercheur.euse.s qui « œuvrent à réaliser sa mission première d’éducation ».
La nouvelle administration a exprimé la volonté d’adopter une attitude d’écoute sincère. Nous espérons que ces paroles se traduiront en actions marquant une véritable réorientation.
À la veille de la rentrée et avant que la prochaine ronde de négociations collectives entre les divers syndicats professoraux et l’administration n’ait lieu, nous espérons que les questions et les enjeux de longue date qui n’ont pas encore été traités de manière significative seront enfin pris au sérieux avec toute l’attention et l’urgence qu’elles méritent et exigent.
Que les demandes et les critiques constructives de ceux.celles dont nous recevons la passion, le dévouement et les sacrifices soient réellement intégrées dans la transformation des pratiques et des processus mis en place à l’U d’O.