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Votre malheur fait-il notre bonheur ?

Rédaction
30 novembre 2021

Crédit Visuel : Pixabay

Chronique rédigée par Caroline Fabre – Contributrice

J’ai dernièrement eu l’occasion de visionner le film Nightcrawler (2014) de Dan Gilroy, roulée en boule dans mon canapé. Son œuvre a duré un peu moins de deux heures, l’intense période de réflexion concernant le sensationnalisme journalistique dans laquelle elle m’a plongée par la suite a quant à elle duré bien plus longtemps.

Nightcrawler est l’histoire d’un homme, Lou Bloom, qui, après avoir été témoin d’un tragique accident de voiture sur l’une des autoroutes de Los Angeles, se prend de passion pour le journalisme sensationnaliste. Fasciné par les caméramans pigistes guidés sur les lieux des accidents par des radars de la police, il va alors se lancer dans cette course au spectaculaire sans limites. Ce dernier va tout mettre en œuvre pour capturer ces images traumatisantes, qu’il vend ensuite à prix d’or aux chaines de télévision locales. Et c’est précisément cette dernière partie qui m’a beaucoup fait réfléchir.

Sensationnalisme maladif

J’ai toujours admiré et respecté le travail des journalistes, et tout particulièrement celui des photojournalistes. Mais il est vrai que certaines images m’ont choquée et sont restées imprimées dans ma mémoire. Je pense notamment aux photos de ces corps tombant du World Trade Center à New York durant les attentats du 11 septembre 2001 ou à la terrible photo d’Alan Kurdi, un enfant syrien de trois ans mort noyé alors que sa famille fuyait la guerre sur un bateau gonflable.

Nous vivons dans un monde où les médias nous exposent constamment à des images toujours plus choquantes les unes que les autres, frôlant l’indécence. Bloom le montre bien en n’hésitant pas à filmer des cadavres, des membres arrachés, voire même des décès en direct pour satisfaire ce besoin malsain de voyeurisme dont nous sommes tous plus ou moins coupables. Mais pourquoi partager ces images obscènes ?

Détresse financière

Depuis quelques années, le journalisme peine à survivre, surtout en raison du manque de financement disponible. De plus en plus de médias se tournent vers des abonnements payants pour pouvoir espérer compenser ce manque, parfois au détriment des valeurs intrinsèques de l’industrie, comme l’objectivité et l’éthique. Il existe donc une réelle pression économique cherchant à attirer le plus grand nombre de lecteurs, ici des consommateurs, et d’ainsi augmenter les bénéfices.

L’information n’est alors plus vue que comme un produit, dont le prix est déterminé en fonction de l’importance que lui accorde le média qui choisit de se l’approprier. C’est pour cette raison que le Washington Post a triplé son nombre de chefs de produit en deux ans et que Vox Media a recruté plus de 150 personnes dans son équipe de produits, mentionnait Twipe en 2019.

En clair, plus l’information est récente et prompte à générer des lectures ou visionnages tout en maintenant l’attention de l’audience, plus sa valeur sera élevée. Tant pis pour le respect de la dignité des personnes impliquées, la question financière semble primer. Et c’est bien là que réside le problème, qui a, entre autres, brisé la confiance que la population avait placée dans les médias.

Valeurs capitales

Certes, les différentes audiences bénéficient du droit à l’information et les journalistes de la liberté de presse. Mais les victimes de ces accidents disposent également du droit à la vie privée. S’il est important de montrer à la population la réalité, il est bien souvent possible de faire abstraction des détails sanglants et morbides puisqu’ils n’apportent aucune information concrète.

La chaine de télévision locale à laquelle Bloom vend ses images n’a certainement pas besoin de relayer les images des corps gisants dans une maison suite à un braquage ; l’extérieur du bâtiment aurait amplement suffi. Pourtant, aussi choquantes soient-elles, ces courtes vidéos se retrouvent bel et bien dans le journal télévisé présenté quelques heures plus tard. Et la situation n’est pas uniquement fictive, puisqu’ICI RDI avait diffusé des images de cadavres jonchant les rues de Nice, en France, lors de l’attentat du 14 juillet 2016. Cette véritable course au profit et au sensationnel a eu pour effet de faire passer les valeurs fondamentales du journalisme au second plan. Il est nécessaire d’inverser cela au plus vite.

Comment lutter ?

La limite étant floue entre le but d’informer et de générer du profit, il convient à à la rédaction en chef de déterminer dans un premier temps l’intention justifiant la diffusion d’images sensationnalistes. Si leur utilisation est jugée utile, et que les contenus se retrouvent à être publiés, il est selon moi capital que l’audience puisse choisir ou non de les voir, en fonction de sa sensibilité. Certaines plateformes comme Instagram ont d’ailleurs commencé à flouter les contenus sensibles et à demander à leur auditoire de cliquer s’ils consentent à voir ce qui suit.

Je pense aussi qu’il faudrait éduquer les populations à ne pas succomber à l’adrénaline malsaine provoquée par le sensationnel, au désir d’en savoir toujours plus et à la curiosité souvent morbide qui l’anime.

Il faudrait également redéfinir les limites du journalisme et éduquer les membres de l’industrie à développer leur jugement moral et à unifier leur éthique, peut-être par le biais d’une formation au sein du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes.

Mais avant toute chose, il est capital de cesser de percevoir l’information comme un produit, pour revenir à la fonction primaire des journalistes : informer le monde de façon éthique.

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