
Entretien : 9 questions avec la rectrice de l’Université d’Ottawa, Marie-Eve Sylvestre
Crédit visuel : Jessica Malutama – Co-rédactrice en chef
Entrevue réalisée par Sarah Matmata — Journaliste
À peine entrée en fonction, la rectrice et vice-chancelière de l’Université d’Ottawa (U d’O), Marie-Eve Sylvestre, nous accueille dans son bureau. Dans ce premier entretien, elle évoque son parcours, ses priorités, ses convictions, et les enjeux urgents qui touchent les étudiant.e.s. De la transparence budgétaire au logement abordable, en passant par la liberté académique et la reconnaissance des voix marginalisées, elle affirme vouloir « tendre la main » et « être à l’écoute ».
La Rotonde (LR) : Pourriez-vous vous présenter brièvement ? Qui est la rectrice de l’U d’O au-delà des titres ?
Marie-Eve Sylvestre (MES) : Je suis la nouvelle rectrice depuis le 1er juillet. Je suis à l’U d’O depuis vingt ans et j’ai débuté comme professeure à la Faculté de droit, Section droit civil où j’ai aussi été vice-doyenne, et doyenne pendant six ans. Je suis spécialisée en droit pénal, avec un intérêt particulier pour les relations entre la police, le système de justice et les populations marginalisées et racisées. J’ai cofondé un observatoire sur les profilages et j’ai fait beaucoup de travail en partenariat avec des groupes communautaires et la communauté tout au long de ma carrière. Comme doyenne, j’ai mis l’accent sur les relations avec les Nations autochtones et l’autochtonisation a été l’une des priorités importantes de mon décanat. J’ai aussi travaillé à s’assurer que les programmes étaient à la hauteur des aspirations de nos étudiant.e.s et le développement de la recherche.
LR : Vous avez été militante, chercheuse, doyenne, comme vous venez de le dire. Qu’est-ce qui vous a poussé à poser votre candidature au poste de rectrice, et en quoi ce rôle vous permet-il de poursuivre vos engagements de longue date ?
MES : D’abord, je dirai que c’est un moment charnière dans l’histoire du monde et des universités, que ce soit pour celles ailleurs ou en Ontario considérant les défis budgétaires qui sont les nôtres, mais aussi les défis politiques. Il y a un certain nombre de remises en question du rôle des universités. Pour moi, elles sont des lieux d’échange, de débat, de démocratie, de formation citoyenne.
Tout au long de ma carrière, j’ai défendu la place des universités comme des lieux de savoir, d’inclusion, de recherche. C’est dans l’esprit de poursuivre sur cette lancée que j’ai déposé ma candidature. La deuxième raison, c’est certainement parce que c’est l’U d’O. C’est une institution que je connais bien, que j’aime, à laquelle je contribue depuis vingt ans. Elle est unique dans le paysage canadien, peut-être même au-delà, tant par son identité francophone, identité aussi au carrefour de la culture anglophone, des cultures autochtones au pluriel.
Elle est aussi située dans la capitale nationale, sur le territoire non cédé du peuple Anishinaabeg, avec un réseau d’ambassades à proximité, des hôpitaux, un parc technologique et le gouvernement. Pour moi, c’est un univers de possibilités. C’est ce que j’ai découvert comme professeure et c’est ce que je veux mettre de l’avant pour l’ensemble de la communauté et pour tout le reste de mon mandat.
LR : Vos priorités pour ce mandat incluent le renforcement des liens avec la communauté, faire rayonner la francophonie et soutenir le développement des savoirs et des langues autochtones. Comment s’inscrivent-elles dans votre vision d’une université tournée vers l’avenir, et quelles premières actions comptez-vous mettre en place pour concrétiser ces objectifs dès votre première année ?
MES : Je suis en train de faire beaucoup de planification et d’organisation en ce moment. Quand j’étais à la Faculté de droit, je disais : « La faculté dans la Cité ». Là, maintenant, c’est l’Université dans la Cité. Donc, vraiment, je souhaite une université qui bâtit sur ses liens avec la communauté, qui répond aux besoins de cette dernière, mais aussi qui bénéficie de tout ce qu’elle a à offrir. Par communauté, j’entends tant les organismes communautaires, le réseau de la santé, le réseau gouvernemental, l’industrie, le secteur privé. Je vais mettre beaucoup d’accent sur les relations externes et gouvernementales.
Je veux être extrêmement présente dans la communauté. Donc, dans les premières actions, ça sera de développer des plans d’action au niveau des relations avec les partenaires. Je veux déjà commencé à rencontrer beaucoup de gens, tant de la communauté interne qu’externe, tendre la main, être à l’écoute, voir quels sont les besoins, comment on pourrait y répondre, mais aussi voir comment on peut faire avancer l’image de l’Université et la réputation que l’on a dans la région. Je veux que les gens se sentent chez eux sur le campus. Quand je parle des gens, je veux dire la communauté immédiate, la Côte-de-Sable, la Ville d’Ottawa, les Nations autochtones avec lesquelles on a des liens, et en particulier, bien sûr, la Nation Anishinaabeg.
Je dirai que le fil conducteur de toute ma carrière a été de faire des projets de recherche et d’enseignement en lien avec la communauté. Je pense que c’est comme ça que les universités pourront répondre aux défis politiques et financiers qui se posent à elles, en montrant qu’elles sont pertinentes et des actrices dans cette communauté. On l’est déjà, mais je pense qu’il faut se présenter comme ça et être ouverts. Il n’y a rien qui m’emballe plus que quelqu’un qui vient dans mon bureau et qui me dit « voici, j’ai une idée, un projet ».
Je veux sortir des sentiers battus, qu’on ait des idées innovatrices, qu’on soit ambitieux.euse.s pour notre communauté et notre Université. Je pense que l’on doit ça à nos étudiant.e.s parce qu’ils.elles sont ambitieux.euse.s, ont plein de talents, mais aussi parce qu’ils.elles sont aussi confronté.e.s à des défis importants. Je pense que les enjeux qui se posent à notre planète, à notre monde sont très sérieux, et c’est cette nouvelle génération qui doit les relever. Donc, nous, la moindre des choses que l’on puisse faire, c’est fournir des occasions, les équiper pour y répondre et on le doit aussi à nos chercheur.euse.s qui changent le monde tous les jours. C’est vraiment dans cet esprit que je vais agir pour ma première année.
Quant aux actions concrètes, je suis en ce moment dans une grande tournée d’écoute. Je rencontre les parties prenantes internes et externes de différents milieux et il y a cinq chantiers importants sur lesquels je veux travailler. Le premier concerne la gouvernance : je veux qu’elle soit inclusive et m’assurer que les échanges sont constants, et que les voix soient entendues pas seulement quand la rectrice fait sa tournée.
Le deuxième concerne l’éducation. Je veux vraiment qu’on puisse offrir des programmes de très grande qualité. Je pense que c’est ça qui joue dans l’expérience étudiante quand on leur demande pourquoi ils.elles choisissent l’U d’O ou une université, c’est la qualité des programmes. Donc, je vais mettre beaucoup d’accent sur ça, sur les relations avec les professeur.e.s, la recherche, notamment celle en lien avec la communauté pour répondre aux besoins de la société, les relations autochtones, les enjeux liés à l’autochtonisation, des programmes qui aident à revitaliser ces savoirs, les cultures et les langues autochtones sur notre campus.
On a un beau Plan d’action qu’on vient d’adopter et qui va faire partie de cette mise en œuvre et c’est vraiment l’une de mes priorités. Puis, dans les relations externes, j’inclus toute la francophonie qui est au cœur de notre identité. L’U d’O a un mandat particulier à décerner envers la communauté francophone.
LR : Vous avez parlé du sous-financement auquel font face les universités publiques en Ontario. Comment envisagez-vous d’atténuer les effets de ces contraintes budgétaires sur la communauté étudiante pour garantir un accès équitable aux études postsecondaires ?
MES : Je pense qu’il y a beaucoup de choses à faire et il y a déjà des mesures qui ont été prises. L’administration antérieure a adopté un plan qui a été appuyé par le Bureau des gouverneurs pour un retour à l’équilibre budgétaire parce qu’on est toujours en déficit au niveau du fond opérationnel de l’Université. Donc, plusieurs dépenses ont été réduites, notamment les processus administratifs. L’administration n’est pas détachée des services aux étudiant.e.s, de l’appui que l’on offre aux professeur.e.s et du temps que les professeur.e.s ont pour les étudiant.e.s, donc il faut faire attention quand on fait des coupes dans ce secteur, mais je pense qu’on a réussi à faire un certain nombre de restrictions de dépenses sans trop affecter cette mission.
Ce qu’on regarde, c’est surtout la génération de nouvelles sources de revenus, tant au niveau de la philanthropie, c’est-à-dire les dons qui permettent d’appuyer les études des étudiant.e.s, mais aussi au niveau de l’offre. Notre clientèle étudiante s’est vraiment diversifiée. C’est l’université pour la vie, autrement dit l’apprentissage toute la vie. L’idée d’offrir des programmes, mais aussi des petites formations qui vont répondre à des besoins ponctuels tout au long de la carrière d’une personne, c’est important. Donc, c’est à la fois répondre aux besoins, mais aussi générer de nouveaux revenus. Je donne un exemple : les résidences étudiantes.
Parfois, pendant l’été, elles ne sont pas suffisamment utilisées, mais cet été, elles le sont davantage, ce qui génère de nouveaux revenus. Offrir des cours d’été. Toutes ces mesures ramènent des fonds à l’Université, répondent à notre mission et, en même temps, n’affectent pas directement les étudiant.e.s.
C’est certain que je m’attends à ce qu’il y ait des décisions difficiles à prendre dans les prochaines années. Il faut réfléchir où on met notre argent. On planifie actuellement la construction de nouvelles résidences et on tente de le faire sans utiliser l’argent des frais de scolarité et en partenariat avec le secteur privé. Ce sont aussi des façons de créer des alliances originales, mais je pense qu’il va aussi falloir trouver des façons de dégager du revenu pour investir dans le développement de l’Université et dans la recherche, où les besoins sont criants.
La recherche est intimement liée à la formation des étudiant.e.s à tous les cycles, donc il faut continuer à investir dans elle, notamment comment on peut dégager des surplus pour continuer à embaucher des professeur.e.s. Il va falloir faire preuve de créativité et le faire en concertation avec les gens en trouvant d’autres partenariats et d’autres façons de faire les choses.
LR : Le Syndicat étudiant de l’Université d’Ottawa (SÉUO) juge le calendrier 2029-2030 pour les logements abordables trop lointain face à l’urgence vécue par les étudiant.e.s. Vous avez évoqué que vous cherchez des financements privés, mais sous votre mandat, quelles mesures immédiates planifiez-vous mettre en place pour répondre concrètement à cette crise ?
MES : Je viens tout juste de rencontrer le président du SÉUO, Jack Coen. Il m’a parlé de ses priorités et il y en a plusieurs que je partage et que j’appuie certainement comme l’insécurité alimentaire des étudiant.e.s, le logement. Ça fait partie de mon domaine d’expertise en raison de mes intérêts de recherche sur l’itinérance. Il y a ses projets de résidences étudiantes et je pense que c’est essentiel. Il y a déjà une pression sur le marché local, donc c’est important que l’on offre des logements de qualité, et si on le fait avec le secteur privé, il faut qu’on puisse le faire de la manière la plus abordable possible.
L’autre façon de contribuer directement, et j’en parlais avec Jack Coen, c’est de s’assurer que les logements offerts à Ottawa et à Gatineau soient de bonne qualité, donc que les conditions des logements soient en bon état. Je sais que le SÉUO a présenté un rapport à la Ville d’Ottawa et qu’ils.elles ont reçu l’appui de l’Université pour ce dernier, donc c’est aussi de voir avec eux.elles quelles initiatives ont peut mettre de l’avant pour travailler sur cette question.
LR : La gestion responsable est l’un des piliers de votre mandat. L’APUO, le SÉUO et plusieurs associations universitaires ont appelé l’U d’O à se désinvestir de fonds liés à des violations des droits humains, notamment dans des entreprises impliquées dans le génocide en cours à Gaza. Comment prévoyez-vous répondre à cette demande qui interpelle directement la communauté universitaire ?
MES : Je sais que c’est une demande qui est venue notamment dans le contexte du campement. Je dois d’abord me familiariser avec la situation parce que je ne connais pas la situation des investissements de l’Université. Je sais qu’une des premières demandes des étudiant.e.s, c’est d’avoir davantage de transparence à cet égard-là. Je sais que du travail a déjà été engagé dans ce sens-là lorsqu’il y avait des discussions entre l’Université et les groupes étudiants entourant le campement l’été dernier. Donc, je pense qu’il y a déjà un certain niveau de transparence, mais je vais devoir mieux comprendre ce contexte avant de pouvoir me prononcer, mais c’est clair que j’entends les préoccupations et je vais voir comment on peut y répondre.
En même temps, il y a beaucoup de complexité au niveau des investissements. Quand on investit et que c’est ensuite sous-traité, on perd un peu le fil de la façon dont ces investissements-là sont faits. Ce n’est pas propre aux universités, c’est une réalité que vivent la plupart des institutions. Il faut donc se pencher sur le degré d’influence et de contrôle que l’on peut avoir sur ceux-ci. Je vais suivre ce dossier de près et voir comment on peut discuter de ces enjeux.
LR : Vous avez présenté l’Université comme un lieu propice au dialogue. Pourtant, la communauté étudiante est traversée par une grande diversité de parcours, de revendications et de rapports au savoir. Quelles initiatives l’U d’O envisage-t-elle pour instaurer un dialogue véritablement inclusif, capable d’accueillir et de valoriser cette pluralité ?
MES : Je suis contente que vous souleviez la question. J’ai été coprésidente du Comité du Sénat sur la liberté académique pendant trois ans. Je suis aussi juriste de formation, sensibilisée aux voix marginalisées. Pour moi, la liberté académique et d’expression sert à faire valoir et créer de l’espace pour ceux.celles qu’on entend le moins et qui ont historiquement été mis.e.s de côté.
L’administration centrale peut bien sûr organiser des événements, comme des conférences ou les « espaces de courage » proposés par notre vice-provost équité, diversité et excellence en matière d’inclusion, Awad Ibrahim. Mais je pense que de façon encore plus concrète, ce sont de petits événements, de petits lieux concrets, que ce soit à travers les associations étudiantes, dans les salles de classe, par le biais d’événements organisés par les facultés, et les départements, que l’on est capable de créer ce dialogue. Je pense qu’il faut aussi que les étudiant.e.s se rencontrent, fassent des choses ensemble parce que c’est dans ces échanges informels que l’on tisse des liens qui nous permettront ensuite de nous écouter les uns les autres et de comprendre la perspective de l’autre.
C’est important aussi pour les étudiant.e.s de voir que l’université est un lieu différent où ils.elles peuvent s’exprimer et où ils.elles seront confronté.e.s dans leurs convictions, leurs savoirs, dans tout ce qu’ils.elles auront vécu auparavant. C’est important d’accueillir ça dans le respect, en respectant les droits de la personne, et on ne veut pas que les gens soient blessés, certainement. Il faut les accompagner, mais c’est important de comprendre que ces débats sont sains et que c’est comme ça que l’on fait avancer les idées. Donc, je pense qu’il y a un certain travail d’éducation à faire sur ce qu’est l’université au sein de notre institution.
LR : Certaines de vos professeures à l’Université de Montréal ont nourri votre sens de la justice. Comment l’ont-elles fait ? Quant à votre jeunesse, y a-t-il des expériences plus anciennes qui ont aussi influencé votre choix du droit ?
MES : J’espère que chaque étudiant.e aura la chance de rencontrer tout au long de son parcours scolaire des modèles et des professeur.e.s inspirant.e.s qui changent une vie comme ça a été le cas pour moi. À l’Université de Montréal, Anne-Marie Boisvert m’a enseigné le droit pénal. Elle avait un sens critique aiguisé, une manière différente de présenter les choses, elle remettait beaucoup en question les idées reçues que l’on pouvait avoir sur le droit criminel. Elle m’a fait réfléchir et j’aime les gens qui me déstabilisent sur le plan intellectuel et qui me présentent des choses différentes auxquelles je n’avais pas pensé. Ça m’a inspirée, au point d’orienter mes choix d’études et de carrière dans sa trace.
Au niveau de mon enfance, mon père est le premier à avoir fait l’université et c’est ma mère qui, en travaillant, a payé ses études. Mes grands-parents ont seulement fait l’école primaire. Donc, dans ma famille, ce n’est que récemment que l’éducation a su avoir un réel impact sur nos conditions socio-économiques. À la Faculté de droit, souvent, les étudiant.e.s sont juges et avocat.e.s de génération en génération, mais ce n’était pas le cas pour moi. Il n’y a pas d’autre avocat.e dans ma famille. On m’a beaucoup inculqué la valeur de l’éducation, donc c’est quelque chose qui me porte aujourd’hui en tant que rectrice. Pour moi, l’université est un lieu de mobilité sociale, de rencontre et un endroit où il y a des choses qui peuvent se faire et se produire.
LR : Au cœur des contestations universitaires, la présence de la Banque Royale du Canada (RBC) sur le campus fait beaucoup réagir en raison de son implication dans le financement de combustibles fossiles. De nombreuses associations étudiantes et étudiant.e.s appellent à la sécession du bail. En tant que rectrice, comment envisagez-vous cette demande de non-renouvellement ?
MES : Lors de ma rencontre avec Jack Coen, il a soulevé la question et m’a expliqué l’importance de cet enjeu ainsi que les préoccupations des étudiant.e.s. J’ai bien entendu ce qui a été présenté. J’avoue que j’apprends à connaître ce dossier comme, je suis arrivée en poste il y a environ quinze jours. Donc, je vais prendre connaissance du dossier dans les prochaines semaines, mais j’ai bien écouté et c’était particulièrement bien présenté, donc j’ai pris des notes de tout ça.