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Être perceptible, c’est être à risque

Nisrine Nail
28 mars 2024

Crédit visuel : Nisrine Nail – Cheffe du pupitre Actualités

Chronique rédigée par Nisrine Nail — Cheffe du pupitre Actualités

Le renvoi en octobre dernier de Yara Jamal — ex-journaliste canado-palestinienne du journal CTV à Halifax — en raison de sa participation à une manifestation pro-palestinienne, est un incident qui m’a marqué. S’est ensuivie une campagne diffamatoire en ligne à l’encontre de cette femme. Cette situation n’a pas cessé de mijoter dans ma tête et m’a introduit à une réflexion plus large sur la position particulière des femmes en journalisme et la cyberviolence.

Jamal n’est pas la seule au Canada à avoir été congédiée et harcelée dans les derniers mois. Zahraa Al-Akhrass, ex-journaliste canado-palestinienne du journal Global News, a vécu le même sort au point d’avoir développé des pensées suicidaires. Les deux journaux ont décidé de les licencier, car selon eux, leur « position » atteint leur crédibilité… Douter ou renier l’intégrité d’une personne en raison de son identité est un manque de respect envers sa dignité. Et la dignité de plusieurs femmes journalistes est continuellement mise de côté comme si elle ne valait absolument rien.

Coupables d’être dans la sphère publique

Être pénalisées au travail est une des conséquences les moins graves auquel font face les femmes dans ce domaine. La majorité d’entre elles sont angoissées pour leur sécurité et celle de leurs proches en raison des menaces qu’elles reçoivent. Le rapport de l’UNESCO montre qu’une femme sur cinq a attesté que les actes de violence commis hors ligne étaient initialement amorcés en ligne. À savoir que près de 75 % des journalistes participantes ont exprimé vivre des violences en ligne dans le cadre de leur travail.

Bien entendu, n’importe qui peut subir de la cyberviolence. Néanmoins, ce qui distingue les femmes des hommes, c’est la manière dont elles et ils sont ciblé.e.s par l’inimitié. Les hommes se font attaquer par rapport à leurs capacités professionnelles. Les femmes, quant à elles, sont visées par des propos plus sadiques de nature personnelle et sexuelle. Je tiens à rappeler le terme « presstitute » qui est assez connu sur X. L’approche est si différente que la violence basée sur le genre en ligne est appelée « cybermisogynie ».

Il a été étudié que les journalistes, identifiées comme femmes, sont victimes de manière disproportionnée par des campagnes de dénigrement et de surveillance. Ce qui est encore plus perturbant à savoir, c’est que certaines agressions sont même soutenues et parfois dirigées par des groupes puissants comme des gouvernements. L’UNESCO constate que l’assassinat des femmes journalistes dans le monde augmente de manière « alarmante ». Ainsi, pour éviter le pire, elles sont poussées à l’autocensure en raison de l’intimidation qu’elles subissent. Les journalistes sont aussi très réticentes à dénoncer la cyberviolence, car elles ne sont pas prises au sérieux.

Les journaux et leurs rédactions en chef.fe sont conscients de ce problème. Néanmoins, il a été remarqué que plutôt que d’offrir un soutien à leurs employé.e.s, ces derniers décident d’embaucher plus d’hommes. Que ce soit en raison d’un préjugé que les hommes sont plus « résistants » à la violence en ligne ou en raison d’une intention de réduire le volume de cette précédente, cette mesure ne fait qu’adhérer au problème. Elle décourage les personnes plus marginalisées à être dans l’œil du public, les marginalisant ainsi davantage, alors qu’elles pourraient apporter un regard détourné du statu quo.

Neutre, selon qui ?

La neutralité est une valeur fondamentale du journalisme et avec raison. Elle sert à maintenir un standard d’impartialité pour assurer un article aussi « objectif » que possible. L’objectivité de l’article le rend plus crédible, plus proche de la « vérité ». Toutefois, en pratique, il faut admettre que la neutralité n’existe pas. Enfin, elle n’est pas « pure ». Prenons l’exemple du féminisme. Les journalistes associées au féminisme sont considérées comme « radicales.aux » alors qu’elles.ils ne font qu’observer notre monde en se séparant de l’androcentrisme. La neutralité n’est ni définitive ni garantie, surtout lorsqu’il est question d’enjeux polémiques.

En septembre dernier, de nombreuses manifestations s’opposant à l’éducation à la sexualité et l’identité de genre ont eu lieu. J’ai passé des entrevues avec deux expert.e.s en politique canadienne et une en pédagogie. Il a été suggéré de m’entretenir avec un.e des manifestant.e.s pour être plus « juste ». Je ne nierai pas que je ne souhaitais pas recueillir cette perspective en raison de l’ignorance quant aux politiques proposées et de l’hostilité de ces personnes envers la communauté 2SLGBTQ+ en et hors ligne.

À mon humble avis, il n’est pas question d’être « neutre » sur des problématiques pareilles. Avancer les faits, assurer l’écoute des voix marginalisées, analyser et vulgariser les problèmes de nature systémique à l’aide d’expert.e.s et mettre en évidence tout ce qui passe inaperçu pour l’intérêt du public : c’est ça, la mission des journalistes, peu importe leurs identités sociales.

Les mots façonnent la réalité et matérialisent les perspectives. Le portrait que peint les médias sur une situation ou un évènement affecte la vie des citoyen.ne.s et provoque des réactions. Un exemple serait les reportages suivant 9/11, qui ont poussé une énorme vague de haine envers les musulman.e.s partout dans le monde. Aujourd’hui, on justifie des invasions au Moyen-Orient en raison de l’islamophobie. Ainsi, en tant que journaliste, ne pas être critique et ne pas remettre en question sa propre représentation d’un enjeu au nom de la « neutralité », c’est risquer de perpétuer des discours haineux. Au pire, c’est participer à la désinformation et la propagande. Ces effets se propagent en ligne comme en personne. On s’éloigne alors de « l’idéal » journalistique.

Quand l’opinion importe plus que la vie

Nous arrivons ainsi à la fameuse question de la responsabilité individuelle versus collective. Je ne pense pas vous choquer en affirmant que ce phénomène est dû à un manque de responsabilisation que nous avons en tant que société. J’ajouterais aussi que l’exposition médiatique d’autant de violences en plus de l’anonymat en ligne crée un environnement propice à une « désensibilisation » généralisée. Selon moi, affirmer que c’est aux journalistes de se protéger des mauvaises intentions, c’est dire que c’est à eux.elles de marcher sur des œufs prêts à éclater.

Les plateformes numériques où se déroulent les violences les alimentent en raison de la rentabilité de la haine en ligne. Elles vont défendre ces comportements au nom de la « liberté d’expression ». Cependant, les mêmes personnes qui crient haut et fort pour la liberté d’expression sont souvent les mêmes qui souhaitent imposer le silence et la soumission de ceux.celles qui utilisent leurs plateformes pour communiquer, dénoncer, informer et sensibiliser.

Le projet de loi C-63 proposé par le gouvernement fédéral canadien vise à réguler et à criminaliser les contenus préjudiciables comme la violence et la haine en ligne. Malgré l’opinion de certain.e.s soulignant leurs doutes quant à la mise en œuvre de cette loi, je comprends que c’est au moins un début de légifération à la cyberviolence que les femmes dans les médias endurent.

Je tiens à la position des femmes et des autres communautés plus ou moins exclues au sein de la presse, parce que l’avenir du journalisme est déjà contesté et même dit « mort ». C’est dommage, car c’est un champ qui permet l’introduction de nouvelles idées, perspectives et approches. Il est enseignant et étudiant. Il est vaste et comme tout autre domaine, il est constamment en évolution. Le journalisme se développe à travers les diverses personnes qui prennent ces rôles de gardien.ne.s de la démocratie. Alors, de grâce, laissez les journalistes, femmes et autres, tranquilles et libres de faire leur travail impératif au développement de nos sociétés.

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