
Étudiants autour du monde déplorent le manque de diversité théorique
– Par Alex Jürgen Thumm –
Un mouvement mondial d’étudiants en économie, mis en branle au Royaume-Uni, est né peu après la crise bancaire de 2008. Ceux-ci rejettent le curriculum qu’on leur enseigne en disant qu’il est pro libre-marché et revendiquent un accès à une pluralité d’approches. L’Initiative étudiante internationale pour l’économie pluraliste a regroupé des initiatives étudiantes de plus de 30 pays, dont le Mouvement étudiant québécois pour un enseignement pluraliste de l’économie. La Rotonde s’est intéressée à ces critiques au Canada et à l’Université d’Ottawa (U d’O), mais aussi aux solutions proposées pour favoriser le pluralisme.
Le manifeste de l’initiative internationale, publié en mai dernier et disponible en ligne dans 15 langues, décrit les griefs des étudiants et propose des solutions. Il déplore surtout le manque d’histoire, de contexte et de rapport avec la réalité de l’économie dans son enseignement actuel. « On ne m’a jamais dit c’est quoi la fonction d’une banque », réclame un étudiant dans le documentaire Teaching Economics After the Crash de BBC Radio 4 du 2 décembre dernier. La directive qu’on lui donne : « learn it, recite it ». Un autre étudiant britannique raconte qu’il n’a pu expliquer la crise de 2008 à sa famille malgré plus de deux ans au département d’économie. La Banque d’Angleterre serait même devenue « sceptique » des diplômés de science économique.
Bon nombre de professeurs appuient les étudiants. Steve Keen, professeur australien, a prédit le krach boursier de 2008 et affirme que tous les économistes qui l’ont prédit constituent une minorité dans la discipline. « Les journaux académiques sont filtrés par l’école néoclassique. C’est comme une religion, comme si le Vatican censurait tous les journaux importants en études de la religion », déplore-t-il. Un autre professeur, Devrim Yilmaz, avoue qu’il s’est retrouvé embarrassé par ce qu’il enseignait. Il enseigne à l’Université de Manchester où l’un des mouvements les plus importants, la Post-Crash Society, se situe.
Une enquête ne trouve aucune pluralité à l’Université du Manitoba
L’Association canadienne des professeures et professeurs d’université (ACPPU) a douté l’année dernière de l’impartialité des sciences économiques à l’Université du Manitoba. Celle-là s’est mise à enquêter le département et a publié son rapport le 28 janvier dernier. Un comité ad hoc, composé de trois professeurs de différentes universités, s’est penché sur la question pour savoir s’il y a eu tentative d’« éliminer ou réduire de manière importante la tradition hétérodoxe au Département des sciences économiques à l’Université du Manitoba » et « de déterminer si une telle tentative a eu lieu, si celle-ci constitue une violation de la liberté académique ».
En ce faisant, l’ACPPU n’a pas eu la bénédiction du président de l’Université, David Barnard. Dans un communiqué daté du 4 février dernier, il juge le processus injuste, douteux et en violation de sa juridiction. « Même avec les meilleures intentions, une telle enquête externe est fondamentalement problématique, car il ne peut y avoir de garantie que toutes les informations pertinentes seront à la portée des enquêteurs », a-t-il affirmé.
Le rapport a validé les soucis de départ : « Ce n’est qu’en prenant distance et en examinant les effets cumulatifs de la gouvernance et des décisions collégiales à long terme que l’on peut apprécier l’ampleur du changement de direction qui est devenu une tyrannie toxique de la majorité […] de négliger les travaux universitaires et la pédagogique des membres de la faculté qui poursuivent une approche hétérodoxe ».
Perspective étudiante à l’U d’O
Dan Bader, diplômé de l’U d’O en économie, est de l’avis que la vaste majorité des professeurs à l’U d’O relèvent de la même catégorie de professeurs visés par le mouvement étudiant. « Ils enseignent un curriculum classique et unidimensionnel. Même ceux qui prétendent être neutres, puisque peu admettent leurs préjugés, s’inscrivent à cette idéologie particulière. Plusieurs connaissent les courants plus progressifs et savent ce qui se passe, mais ils n’arrivent pas à en parler », explique M. Bader.
« Ce n’est pas qu’il n’y a pas de cours alternatifs ou d’auteurs progressifs mentionnés entre parenthèses, mais c’est la manière dont les cours sont structurés », affirme M. Bader. « Le tronc commun est basé sur l’idéologie du libre marché qui promet que le monde sera meilleur si on s’y adhère. C’est une doctrine. Oui, ce que l’on apprend en économie est vrai, à condition que x, y et z soient vrais aussi. Par exemple, si l’on ignore ce facteur-ci et ce facteur-là, le modèle est valide, tant que l’on déclare qu’il ne connaît rien du vrai monde ».
« Les étudiants s’en vont en économie pour avoir un bon emploi. Le département, en tant que moulin de diplômés, se donne un seul objectif : rendre les étudiants employables comme consultants surpayés. Les banques veulent embaucher du monde qui croit à cette idéologie et l’université veut pouvoir se vanter de son taux d’embauches. La raison d’être de la discipline en tant que telle est de soutenir les structures et les théories qui bénéficient ceux qui financent les universités et les institutions qui ont besoin d’économistes pour ajouter de la crédibilité à leur existence et leurs politiques », ajoute le diplômé en économie.
« Je me suis inscrit en économie en sachant bien que j’allais passer quatre ans à me faire endoctriner avec des théories que je savais être fausses ou insuffisantes même avant que je ne les aie apprises. Je savais qu’il y a une maladie en science économique et je voulais en savoir plus. Mon point de départ était le scepticisme ». M. Bader a aussi étudié le développement pour équilibrer la théorie avec le concret. « Je pense que ce mélange est de grande valeur », mentionne-t-il.
Une fois, M. Bader a réussi à opposer le curriculum. « Je me suis inscrit dans un cours en 2012 sur le rôle du Canada dans l’économie, mais le manuel datait de l’an 2006. Le manuel n’était plus pertinent. C’était un cours obligatoire, donc je suis allé au doyen pour exiger une exemption. On me l’a accordée ».
L’Association des étudiants en sciences économiques (AÉSÉ) de l’U d’O prend une position beaucoup plus modérée, mais reconnaît néanmoins qu’une réforme est nécessaire. Elle travaille sur une révision de programme en coordination avec le département, un processus qui inclut les étudiants et les professeurs « pour identifier des problèmes présents dans le programme d’études », explique le vice-président aux affaires académiques, Alexei Kazakov. Le problème relèverait de l’inapplicabilité du curriculum. « Personnellement, je n’ai pas reçu de plainte en ce qui concerne la nature idéologique des cours de nos étudiants ; c’est plutôt qu’ils trouvent les cours trop basés sur la théorie et non sur les applications dans le monde réel, ce qui est incidemment un des problèmes qu’on espère régler durant la révision ».
La directrice de la révision de programme de l’AÉSÉ, Ying Xue Xiang, n’a pas répondu à La Rotonde pour discuter plus en profondeur des propositions de l’association étudiante.
Deux profs de l’U d’O réagissent
Marc Lavoie se dit l’un des trois professeurs d’économie à l’U d’O qui n’hésitent pas à se dissocier de l’école de pensée dominante. Il est signataire de la pétition mondiale « Pour le pluralisme, maintenant », qui soutient les revendications étudiantes. « C’est certain que c’est le même problème dans tous les pays. Il y a un enseignement qui s’appuie sur l’enseignement néoclassique », explique M. Lavoie.
« À l’U d’O, la situation est légèrement différente qu’ailleurs au Canada », avoue-t-il. Or, le professeur s’est déjà retrouvé face à des obstacles. « Pour les cours d’introduction à l’U d’O, celle-ci enseigne le manuel de N. Gregory Mankiw, un manuel extrêmement idéologique, le manuel néoclassique typique. Avec le professeur Mario Seccareccia, j’ai essayé d’introduire un manuel plus équilibré pour le remplacer comme manuel par défaut, mais notre demande a été refusée ».
Presque 70 étudiants de M. Mankiw, l’auteur du manuel en question, ont quitté sa salle de cours à l’Université Harvard en novembre 2011. L’action était en appui du mouvement Occupons Wall Street et contre l’idéologie dite désuète du cours.
« Il y a des étudiants qui font bouger les choses au Québec ; en Ontario, un peu moins », selon M. Lavoie. La discussion a cependant lieu au Canada anglais, plus récemment avec la conférence « Rethinking Economics » à Waterloo, en Ontario, à laquelle sept conférenciers de quatre universités ontariennes ont tenu des présentations.
Un autre économiste de l’U d’O, Paul Makdissi, défend la discipline contre bien des critiques proposées par le mouvement étudiant en disant que les échecs de marchés sont reconnus depuis longtemps. « Il existe dans le courant principal en économie beaucoup de résultats suggérant que les marchés ne sont pas la solution à tout. La critique ne semble donc pas tenir », soutient-il.
Selon lui, il faut d’abord se familiariser avec l’histoire de la discipline. « L’approche principale en économie est basée sur l’individualisme méthodologique. Le modèle néoclassique de base suppose qu’il y a des agents pour qui le choix optimal est celui qui maximise leur “utilité”, ou satisfaction ». Cela a changé avec le développement de l’économie du comportement. « Plus récemment, les économistes ont commencé à tenir compte des différentes interactions sociales telles que le désir de conformité avec le réseau d’amis. L’introduction de ces comportements indique parfois que le marché n’est pas une solution “efficace” ».
Par ailleurs, les économistes n’ont traditionnellement travaillé qu’avec des critères conséquentialistes. M. Makdissi indique que cela change aussi, en nommant à titre d’exemple les approches d’égalité telles que l’approche des capabilités d’Amartya Sen.
« Les modèles macroéconomiques actuels sont basés sur des fondements microéconomiques archaïques. Ils laissent supposer que les marchés sont généralement efficaces. La plupart des économistes ne sont pas macroéconomistes et ne croient pas dans ces modèles », affirme M. Makdissi.
Par contre, la critique tient, selon M. Makdissi, dans la mesure où les fondements des études en économie sont douteux. « Les cours d’introduction à l’économie sont souvent basés sur de vieux résultats qui ne tiennent pas compte de toutes ces approches novatrices. Ils peuvent laisser croire à l’étudiant qui ne poursuit pas l’étude de l’économie que cette science favorise les allocations de marché. Je serais partisan d’une réforme des cours d’introduction en économie qui mettrait plus d’emphase sur les “échecs des marchés” ».
Il ne renie pas non plus que plusieurs approches alternatives se voient injustement ignorées, comme on l’a affirmé à l’Université du Manitoba. « Il existe des courants alternatifs en économie, comme le courant postkeynésien, qui sont souvent marginalisés, voire ignorés dans l’enseignement », explique-t-il. Toutefois, M. Makdissi est d’accord avec M. Lavoie que l’U d’O est plus progressive que d’autres universités. « Nous sommes probablement le département qui donne le plus de place au courant postkeynésien dans l’enseignement en économie. Notre collègue Marc Lavoie est probablement un des postkeynésiens les plus productifs à l’échelle internationale ».
Perspective de gestion : il faut contextualiser la théorie
La Rotonde s’est entretenue avec un enseignant du pays d’origine du mouvement Post-Crash, Maurice Tarlo, ancien chargé de cours en gestion à l’Université Saint John de York, au Royaume-Uni. « En toute sincérité, le mouvement décrit très bien beaucoup des problèmes avec la pédagogie en sciences économiques. Il semble que beaucoup d’enseignants universitaires n’arrivent pas à mettre leur matière en contexte. À mon avis, les écoles de gestion ont une base de connaissances plus à jour que les départements d’économie », mentionne-t-il.
Il faudrait remonter au thatchérisme et les théories économiques issues de cette époque-là, selon lui. « La crise bancaire de 2007 et 2008 est le produit des décisions thatchériennes. Le lot actuel de professeurs en économie est issu de cette époque aussi. La London School of Economics, par exemple, était autrefois un hotbed de pensée originale, voire de rébellion académique. Elle s’est transformée entretemps en une institution ridiculement conservatrice », explique M. Tarlo. Leur approche, basée sur des modèles théoriques et surtout marquée par le dogmatisme, serait loin d’être holistique. La discipline ignorerait des facteurs si fondamentaux comme le capital humain, le savoir individuel et le coût environnemental.
« Les pays germaniques et même la France suivent des modèles économiques différents que ceux des pays anglophones. Les idées autrichiennes sur l’économie sont beaucoup plus holistiques », ajoute-t-il. Une caractéristique concrète est le haut nombre de petites et moyennes entreprises. « Leur atout le plus important, c’est qu’ils n’embauchent pas des directeurs exécutifs à haut coût ».
M. Tarlo propose deux remèdes. Premièrement, l’introduction d’un cours obligatoire en créativité et innovation. « Tellement d’entreprises doivent leur survie à la créativité et non à la “science économique”. Si Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, était allé à un professeur d’économie pour discuter de ses idées, il aurait été ridiculisé ».
Enfin, « il faut que les professeurs prennent leur retraite. C’est un problème légitime. Une fois que l’on ait préparé le curriculum d’un cours, on n’a pas tendance à le modifier. Il est très facile pour les profs de ne pas sortir de leur routine et ils arrivent par enseigner des concepts vieillots fondés sur des données obsolètes ».