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Éditorial

Le défi omnivore

Web-Rotonde
29 mars 2016

Par Didier Pilon

Parler des droits des animaux en public, c’est se soumettre à un chaos d’opinions, d’égos fragiles et d’arguments mal-songés. On parle d’apparence physique, de plaisir culinaire, de santé publique, d’environnement, de pauvreté humaine… Bref, on évite autant que possible la question centrale : Quelles vies comptent, quelles vies ne comptent pas? Quelle souffrance compte, quelle souffrance ne compte pas?

La question n’est pas rhétorique. Au contraire, végétariens et omnivores s’entendent que certaines vies ont une valeur morale, d’autres non. Les enfants, par exemple, comptent. Les betteraves et les spermatozoïdes ne comptent pas.

Quels critères?

Comment identifions-nous alors les vies qu’on valorise? En autres mots : qu’est-ce qui fait qu’une vie compte?

Pour les végétariens, il n’y a rien de plus facile. Un être qui ressent de la douleur a intérêt à ne pas en ressentir. Si un être a la capacité de souffrir, il est immoral de contribuer à sa souffrance.

Pour les omnivores par contre, la question est plus difficile. Quelle justification rationnelle peut-on utiliser pour inclure tous les êtres humains dans la communauté morale, tout en excluant l’ensemble des animaux?

Génétique

La première avenue de réponse semble évidente : si un être a de l’ADN humain, alors il compte. Mais cette réponse est particulièrement problématique. En effet, presque toutes les formes de discrimination – racisme, sexisme, homophobie, capacitisme – ont été justifiées à un moment ou un autre en fonction d’un certain bagage génétique.

Oui, il est vrai que tel chromosome détermine le développement d’organes sexuels. Il est aussi vrai que la pigmentation de la peau résulte de plusieurs gènes. De même, différentes espèces ont des codes génétiques différents. Mais la question demeure : pourquoi ces gènes auraient-ils une pertinence morale?

Il y a une infinité de différences génétiques entre les êtres humains eux-mêmes, sans prendre en considération les autres animaux, les végétaux ou même les archéobactéries. Ces différences se manifestent dans des traits qui peuvent avoir une importance morale ou non.

L’argument n’est pas qu’aucune différence génétique n’est à prendre en considération, mais qu’il faille argumenter lesquelles et pourquoi. Il faut justifier la valeur morale d’un être en fonctions de ses traits et non en fonction d’une différente base nucléique ici et là.

L’intelligence

A priori, il peut sembler qu’une démarcation claire existe entre les humains et les animaux non-humains en fonction de leur intelligence. On pourrait donc dire que les êtres qui ont tel niveau intellectuel comptent. Outre que la corrélation entre l’intelligence et la valeur morale n’est pas intuitive, cette vision humano-centriste a deux lacunes importantes. D’un côté, elle néglige l’intelligence des animaux de manière à ne plus concorder avec le savoir scientifique actuel. De l’autre, elle oublie qu’il y a un nombre important d’êtres humains qui n’ont pas cette intelligence non plus. Plusieurs animaux sont plus intelligents que plusieurs humains.

Des animaux intelligents, il y en a plein. Des chiens ont maitrisé des centaines de mots; les dauphins communiquent pour coordonner leurs actions et entreprendre des plans à plusieurs étapes; les perroquets, comme Irene Pepperberg, ont compris près d’un millier de concepts au point de pouvoir répondre correctement à de nouvelles questions et tenir une conversation structurée; les hominidés (bonobos, chimpanzés, gorilles et orangs-outangs – sans ici compter les êtres humains) ont démontré qu’ils peuvent apprendre la langue des signes. Koko, ce gorille célèbre, a obtenu un score entre 75 et 90 sur ses tests de QI.

Les rats, les cochons et les pieuvres sont capables de résoudre des problèmes complexes. Bien au-delà des chats qui apprennent à ouvrir une porte ou des ratons laveurs qui défont le travail d’ingénieurs pour rentrer dans nos poubelles, les cochons sont parvenus à apprendre les règles de jeux vidéo afin de naviguer ses labyrinthes avec une manette.

Du côté humain, il faut aussi trouver une place dans notre communauté morale pour les enfants et les gens avec des troubles cognitifs sévères. Un jeune enfant ne pourrait jamais démontrer la même capacité de créer des outils et résoudre des problèmes que bien des animaux. Les gens vivant avec une « déficience intellectuelle profonde », selon la définition médicale, ont un QI de moins de 25, requièrent une supervision constante, ne communiquent pas ou très peu et éprouvent de la difficulté à suivre des directives élémentaires.

Il est donc indéniable que certains animaux non-humains ont des capacités cognitives plus développées que certains humains. L’intelligence mène donc à des conclusions problématiques : une communauté morale qui inclut les cochons, mais exclut les bébés! Aporie.

Le potentiel

L’appel à la potentialité est particulièrement populaire chez les groupes pro-vie. Selon cet argument, les êtres humains – embryons inclus – ont un potentiel plus important que les animaux. Les grandes réalisations de la civilisation humaine, disent-ils, en témoignent.

Si l’argument est difficile à saisir, c’est que le potentiel n’est jamais défini. Le potentiel de faire quoi au juste? De devenir architecte, par exemple? D’accord, plusieurs enfants, même s’ils n’ont pas déjà les compétences requises, l’auront un jour. Mais ce n’est pas le cas de tous.

L’argument se défait toutefois lorsque l’on prend conscience de tout ce qui a le potentiel de devenir un être humain accompli. Ce n’est pas que les embryons, chaque spermatozoïde et chaque ovule, dans des conditions contrôlées, ont ce potentiel. Imaginez s’il fallait pleurer chacun de ces morts! Mais ça n’arrête pas là. Avec les progrès scientifiques des dernières années, on peut maintenant créer un être humain en laboratoire à partir de n’importe quelle cellule humaine. Chacune renferme donc le même potentiel. La communauté morale prend des proportions démesurées. Apagogie.

Défi ouvert

La question est vaste et difficile à naviguer. Plusieurs personnes, en fonction de leurs expériences personnelles et de leur héritage culturel, ont sûrement d’autres avenues de réponse.

La question est donc ouverte : envoyez vos réponses à redaction@larotonde.ca lors des deux prochaines semaines et elles paraitront dans la dernière édition. Il n’y a qu’un critère à suivre : l’argument doit être scientifique. Nier que les animaux ressentent de la douleur n’est pas un argument correct en 2016. Dire que les humains ont une âme n’est pas un fait vérifiable et ne saurait que convaincre les plus spirituels.

La question détermine une si grande partie de notre vie. On devrait pouvoir y répondre.

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