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Arts et culture

Saint-Omer : lorsque la marée monte et que la mère disparaît

Eve Desjardins
2 mars 2023

Crédit visuel : Nicholas Monette – Contributeur

Critique rédigée par Eve Desjardins — Cheffe du pupitre Arts et culture

Saint-Omer, le premier film de la réalisatrice Alice Diop, était à l’affiche au Bytowne Cinema sur la rue Rideau. Le film suit Rama, une professeure de littérature qui s’apprête à écrire son prochain livre. Il s’inspire d’une histoire vraie : celle de Fabienne Kabou (Laurence Coly dans le film), une mère accusée d’avoir tué sa jeune fille.

Les abysses d’une mère

Le personnage principal, Rama, voyage au village français de Saint-Omer pour pouvoir assister au procès de Mme Laurence Coly. Celle-ci est accusée du meurtre de sa fille de 15 mois, Élise, noyée sur la plage de Berck-sur-Mer. Laurence avoue avoir tué sa fille, mais elle ne sait pas pourquoi. Elle plaide non coupable, puisqu’elle n’est selon elle pas la vraie responsable.

Après une dépression qui fait en sorte que Laurence lâche son programme de médecine universitaire, elle rencontre Luc Dumontet et emménage dans son atelier. Luc a 57 ans, Laurence 24. Laurence est cachée dans l’atelier, isolée et déprimée. Pour l’aider, Luc finance son retour aux études. Elle fait alors un doctorat en philosophie, cependant, elle n’assiste à aucun cours. Luc quitte la France pour des voyages d’affaires et Laurence est seule dans l’atelier. Lors de cet isolement, elle réalise qu’elle est enceinte, mais il est trop tard pour qu’elle puisse l’avorter.

Laurence avoue ne pas vouloir d’enfants. Lors de sa grossesse, elle consulte une mystique, Patricia, pour alléger sa santé mentale. Laurence accouche seule dans l’atelier et elle ne déclare pas sa fille, Élise, à l’hôpital. Personne ne l’a vue enceinte et personne ne l’a vue avec un bébé : Laurence condamne sa fille à l’anonymat dès sa naissance. Lorsque Luc revient de voyage, ils passent ensemble une année comme la famille idéale. Ils sortent au parc, font des randonnées, dansent, mais Luc la quitte à nouveau. Déprimée, Laurence croit que le seul remède est de se libérer du fait d’être mère. Elle amène sa fille à la mer et la laisse là pour qu’elle soit emportée par la marée.

Il est difficile de discerner qui est notre héroïne ; on se familiarise avec Rama, mais tout tourne autour de Laurence. Les parallèles entre les deux femmes sont évidents. Rama semble avoir la vie parfaite souhaitée par Laurence. Elle est professeure dans le domaine des arts, elle est mariée à un homme blanc plus vieux et elle choisit quand être enceinte. Les deux sont des femmes d’immigrants qui ont des obligations et des pressions familiales, elles sont obsédées par la réussite. C’est d’ailleurs ça le but, chaque femme pourrait être à la place d’une des deux héroïnes.

Le.la spectateur.ice voit le procès dans son entièreté, y compris tous les moments vides, les soupirs lourds et les silences déstabilisants. L’ambiguïté des témoignages est nécessaire pour adéquatement saisir le manque de cohérence de cette mère déprimée.

Justification par la philosophie

Chaque femme dans le film utilise un raisonnement philosophique pour justifier les actions prises par Laurence.

Lors d’un appel avec son éditeur, Rama parle de l’angle pour son livre qu’elle écrit au sujet de Laurence. L’éditeur reproche à Rama d’avoir utilisé l’histoire de Médée, puisque personne ne comprendra selon lui cette référence à la mythologie grecque. Le mythe de Médée, c’est en effet également l’histoire d’une femme qui tue ses enfants pour se libérer. C’est à travers la littérature que Rama est capable d’être sympathique : enceinte sans vouloir être mère elle-même, Rama comprend qu’il faut parfois aller aux extrêmes pour se libérer de décisions prises pour nous.

Debout en train de faire son témoignage, Laurence annonce à la salle qu’elle utilise une philosophie de vie cartésienne. Cogito, ergo sum : elle pense, donc elle est. Toute décision pour Laurence part d’une réflexion intellectuelle. Ce phénomène peut être observé lorsque Laurence mentionne qu’elle ne savait même pas qu’elle était enceinte. Elle était tellement dissociée de son corps que ses actions ne reflétaient pas ses pensées. Elle avait de l’amour pour sa fille Élise, autant qu’elle était capable de le concevoir. Logiquement, elle reconnaît qu’elle a commis un infanticide, mais le blocage fait en sorte qu’elle ne sait pas pourquoi. Son amnésie, « bien opportune » comme le dit l’avocat de l’accusation, n’est qu’un symptôme des conditions auxquelles Laurence a dû se soumettre pour se conformer aux normes sociales et académiques.

Dans sa plaidoirie finale, l’avocate de Laurence Coly mentionne les cellules chimériques — lorsque l’ADN d’une cellule est transmis de la mère vers l’enfant et de l’enfant vers la mère — comme un exemple des monstres qui sont parmi nous. L’enfant appartient à la mère tout comme son corps lui appartient, puisqu’ils partagent les mêmes cellules. Encore une fois avec l’utilisation de la mythologie grecque, le symbole de la chimère est mobilisé pour représenter le caractère explosif de la maternité. L’aspect broche à foin de la comparaison à la chimère est surtout ressenti lorsque l’état psychologique de la mère est évalué : elle est composée de multiples facettes qui n’ont pas de cohérence, parce qu’elle est en constante évolution.

Naviguer les fréquences émotionnelles

Le film soulève des questionnements intéressants. Notamment, comment être un bon parent si nous n’avons eu aucun modèle ? Ou encore plus spécifiquement, lorsqu’on a dû s’élever soi-même, surtout en tant qu’enfant d’immigrant.e.s.

Stylistiquement, la caméra cadre l’action du film de manière à ce que le.a spectateur.ice devienne un personnage passif dans l’histoire. Il ou elle témoigne de tout, vit chaque moment avec le personnage sur scène. C’est une intensité qui lui est imposée. L’expérience d’Alice Diop dans la réalisation de documentaires est mise en évidence tant par la façon dont elle manipule la trame narrative que par le cadrage de la caméra.

Saint-Omer est très bien fait, mais les longueurs dans l’histoire épuisent le.la spectateur.ice, autant physiquement qu’émotionnellement. Il n’y a pas de résolution, pas de belle fin bien établie. À la place, le.la spectateur.ice doit vivre des moments inconfortables, et ce bien après la fin du générique.

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