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Un spectre hante l’Europe et l’Amérique du Nord : le spectre du wokisme

Camille Cottais
2 février 2022

Crédit visuel : Nisrine Nail – Directrice artistique et Yahoo et Radio Canada – Courtoisie

Article rédigé par Camille Cottais – Cheffe du pupitre Actualités

Partisan.e.s du politiquement correct, social justice warrior, néo-progressistes, fanatiques idéologiques… : les termes sont nombreux pour désigner les soi-disant défenseur.se.s de « l’idéologie woke ». Obsession de la France et du Québec depuis quelques mois, le wokisme semble être devenu le nouveau sujet d’indignation de la droite.

Pour celles.ceux qui n’auraient pas de compte Twitter, le mot « woke », que l’on peut traduire par éveillé.e en français, désigne des militant.e.s conscient.e.s de l’existence de discriminations et d’injustices dans la société et engagé.e.s sur les questions de justice sociale. Le mot vient de l’argot afro-américain et était auparavant utilisé aux États-Unis par des militant.e.s antiracistes, avant de s’étendre à la défense d’autres minorités.

Le terme est cependant victime d’un véritable déplacement sémantique : à l’origine connoté positivement, il devient de plus en plus une injure dans la bouche de la droite conservatrice. De nombreux politicien.ne.s se prononcent contre ce qu’ils.elles nomment « l’idéologie woke », comme le ministre de l’éducation française Jean-Michel Blanquer  qui évoque un « poison » qui intoxique la jeunesse, et même Barack Obama qui critique les dérives de la cancel culture.. Selon leurs dires, les wokes seraient des militant.e.s, souvent féministes et/ou antiracistes, radicaux.ales, excessif.ve.s, imposant une dictature de la bien-pensance, voyant le mal partout. Cette dénonciation du wokisme s’accompagne souvent de la croyance selon laquelle nous vivrions dans une époque postraciale et postféministe, dans laquelle ces luttes ne seraient plus nécessaires car l’égalité serait déjà atteinte. 

Au Canada, le débat sur le wokisme a notamment été relancé lors du renvoi de la professeure Lieutenant-Duval après avoir prononcé le mot en n dans un cours à l’Université d’Ottawa (U d’O), et après les réactions traitant de racistes ou de suprémacistes blancs les 36 professeur.e.s l’ayant soutenu dans leur lettre « Libertés surveillées ».

Le bouc émissaire woke

Chacun.e met ce qu’il.elle veut dans sa définition du woke : François Legault, Premier ministre du Québec, assimile woke et multiculturalisme, avançant que les wokes s’opposeraient à la loi québécoise sur la neutralité religieuse, tandis que Jean-Michel Blanquer assimile wokisme et pensée décoloniale, les wokes s’inscrivant pour lui en contradiction des valeurs de la République française héritées des Lumières. Au Québec comme en France, le wokisme est ainsi perçu comme une importation étatsunienne, qui irait à l’encontre des cultures françaises et québécoises.

Une des cibles du gouvernement français est les études féministes et de genre, ainsi que les courants décoloniaux et postcoloniaux, considéré comme du  « militantisme universitaire ». Le monde académique français est fréquemment traité de woke, d’anti-républicain et même d’islamo-gauchiste.

Le Québec n’est pas en reste. En septembre dernier, François Legault accusait le co-porte parole de Québec Solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois, d’être un « woke », c’est-à-dire de vouloir « nous faire sentir coupables de défendre la nation québécoise et ses valeurs ». Pour Legault, les wokes au Québec peuvent notamment être repéré.e.s par leur opposition à la loi 21, qu’ils.elles jugent discriminatoires. Le Premier ministre québécois oppose ainsi identité québécoise et valeurs de multiculturalisme, de diversité et d’inclusion.

Un rapport de pouvoir défavorable

Dans une tribune où il s’insurge contre le wokisme à l’U d’O, l’ancien député québécois Joseph Facal cite deux annonces de postes : le premier réservé aux personnes autochtones, et le second aux personnes noires, autochtones ou racisées. Il en conclut : « Si vous avez la peau blanche, inutile d’appliquer », prétendant par là que les personnes blanches seraient exclues, discriminées, victimes d’un racisme anti-blanc.

Comme l’explique la militante Rokhaya Diallo, le racisme anti-blancs, souvent mobilisé par les anti-wokes, est une aberration : le racisme s’inscrit dans une histoire d’oppression, d’esclavage et de colonisation, que n’ont pas connu les personnes blanches, en qui le rapport de pouvoir est favorable. Des actes isolés de discrimination ne sont pas comparable au racisme, qui revêt une dimension individuelle, mais surtout systémique.

Ces postes destinées à des personnes racisées sont des mesures de discriminations positives, visant à corriger des inégalités, et non, comme le pense Facal, des mesures discriminantes pour les personnes blanches, groupe majoritaire et privilégié. De la même façon, les tentatives de boycott ou les dénonciations publiques sur les réseaux sociaux sont des moyens utilisés par des mouvements minoritaires pour se faire entendre, pour tenter de renverser un rapport de pouvoir loin d’être en leur faveur. 

Cancel culture, vraiment ?

Il est rare que la cancel culture détruise véritablement des vies, comme le scandent ses détracteur.ice.s. En réalité, les personnes accusées, par exemple de violences sexuelles ou d’incitation à la haine raciale, continuent d’être riches et/ou au pouvoir. C’est le cas de Donald Trump, d’Eric Zemmour ou encore de Roman Polanski.

Quand on accuse les militant.e.s dit.e.s wokes de censure, par exemple en empêchant la diffusion de la pièce de théâtre des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne ou en manifestant contre l’intervention de Marine Le Pen à l’Université Cambridge, ce qu’ils.elles souhaitent généralement est d’éviter de donner du crédit et de l’audimat à des paroles racistes. Le racisme n’est pas de la liberté d’expression. L’intolérance envers l’intolérance est la condition même d’une société tolérante, nous dirait Karl Popper.

Concernant les déboulonnages de statues, nombreux.ses s’y sont opposé sous prétexte qu’il s’agirait de nier notre histoire, de nier qui nous sommes. Les statues sont présentes afin d’honorer des personnages : a-t-on vraiment envie de glorifier John A. Macdonald, Christophe Colomb, Edward Colston, Louis Faidherbe  ou encore Egerton Ryerson, toutes figures du colonialisme ou de l’esclavage ? Les déboulonner n’est pas du révisionnisme historique, c’est déboulonner des symboles d’oppression, c’est mettre fin à la glorification d’un passé colonial et esclavagiste dont nous ne devrions tirer aucune fierté.

Une construction rhétorique

La cancel culture et le wokisme sont davantage des constructions rhétoriques mobilisées par l’extrême droite que de véritables réalités sociétales. Si les critiques contre la cancel culture et le wokisme ne sont pas nécessairement infondées, elles sont grandement exagérées, s’appuyant sur des micro-polémiques. Le wokisme n’est ni un mouvement monolithique ni une idéologie, et encore moins une culture : il s’agit d’un phénomène marginal, qui ne mérite pas autant d’attention médiatique et politique.

Surtout, le problème réside dans l’instrumentalisation de cette soi-disant idéologie woke par la droite conservatrice pour rejeter les mouvements sociaux progressistes. L’usage intempestif de ces termes, très fourre-tout et jamais vraiment définis, illustre donc avant tout l’opposition réactionnaire aux mouvements pour la justice sociale, par une droite incapable de vivre avec son temps, qui clame à qui veut l’entendre qu’« on ne peut plus rien dire » ou que « c’était mieux avant ».

Redonnons alors son sens premier au terme de woke. Redevenons ces casseur.se.s d’ambiance en soirée, ces social justice warrior se portant à la défense des minorités, ces rabat-joie voyant le racisme partout… peut-être car il est effectivement partout ?

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