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Libertés surveillées ; la lettre qui fait débat

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26 octobre 2020

Crédit visuel : Valérie Soares – Photographe

Par Thelma Grundisch – Journaliste

Des professeur.e.s de l’Université d’Ottawa (U d’O) ont, le 16 octobre dernier, signé et publié une lettre intitulée Libertés surveillées. Rédigée en réaction à la suspension de la professeure Lieutenant-Duval, elle a provoqué de violentes réactions sur le campus et les réseaux sociaux.

C’est à la suite d’un incident à caractère racial dans un cours de la faculté des arts que 34 professeur.e.s ont exprimé leur stupéfaction et désapprobation face à la suspension de leur collègue. Pierre Anctile, professeur d’histoire et signataire, indique que l’objectif de la lettre est de condamner le racisme, et de réaffirmer l’importance des libertés académique et d’expression à l’Université.  

Cette réaction de la part des enseignant.e.s a provoqué de vives réactions, sur les réseaux sociaux, dans les médias canadiens, mais également au sein de la communauté universitaire et dans la sphère politique.

Condamnation et clarification 

Le Syndicat étudiant de l’Université d’Ottawa (SÉUO) a rapidement condamné les revendications exposées dans la lettre, en déplorant le fait que des professeur.e.s défendent encore aujourd’hui l’utilisation d’insultes racistes dans les salles de classe. Les représentant.e.s du Syndicat ont d’ailleurs intimé le recteur Jacques Frémont à « dénoncer ces professeur.e.s, non juste avec des paroles, mais avec des actions ».

Nombreux.ses sont les collègues des signataires qui ont affirmé leur désaccord et condamné cette pétition ; Jeremy Kerr, professeur de l’U d’O et titulaire de la Chaire du département de biologie, s’est exprimé sur le sujet sur Reddit. Il y condamne notamment la lettre, et indique qu’il « s’oppose totalement à un incident où des professeur.e.s blanc.he.s tentent d’expliquer aux personnes de couleur ou aux allié.e.s quand il est acceptable pour eux.elles d’être soumis.es à ce genre de langage. »

Les témoignages et les opinions se sont affrontés sur les réseaux sociaux dans des termes vindicatifs et même haineux, certaines personnes allant même jusqu’à demander la tête des signataires de la liste.

Les 34 signataires ont énormément réagi dans les médias et sur leurs réseaux sociaux, afin de soutenir les propos de la lettre et de clarifier leurs intentions qui, selon beaucoup d’entre eux.elles, ont été mal comprises. « On ne revendique pas le droit de prononcer le mot, on revendique le droit de discuter de la question du racisme, de la discrimination et autres enjeux de ce type, librement, devant des étudiant.e.s pleinement conscient.e.s des enjeux et de manière respectueuse », explique Anctile.

Le professeur de la faculté des sciences sociales Philippe Frowd, a réagi sur Twitter en décrivant l’U d’O comme institution au sein d’une société où le racisme est encore persistant. Selon lui, percevoir l’Université comme une sorte de ring où s’affrontent des idées, c’est rater la cible de la liberté académique, car « ce n’est pas comme ça que les idées fonctionnent ou circulent, et tout le monde ne peut pas prendre les mêmes coups ». 

Le SÉUO déplore l’utilisation du « mot en n », qui a déjà causé trop de tort. Son président, Babacar Faye, s’inquiète particulièrement du message véhiculé par la direction de l’U d’O qui « donne l’impression d’un véritable débat, alors qu’il s’agit simplement d’une requête ». Il expliquait d’ailleurs à Radio-Canada que « c’est très facile de ne pas prononcer le mot et de juste le présenter, indiquer son histoire, son héritage et quel est son impact, surtout en considérant que ces professeur.e.s sont éduqué.e.s et qu’ils connaissent la valeur du mot.»

Université, médias et politique

C’est mardi dernier que la situation a radicalement changé de dimension lorsqu’elle a quitté la sphère universitaire pour se propager dans la sphère publique. Certain.e.s politicien.ne.s québécois.e.s se sont mêlé.e.s à l’affaire en partageant leur avis dans les médias. Le premier ministre québécois, François Legault, a notamment décrit l’incident comme un dérapage important, et a qualifié la suspension de Lieutenant-Duval comme « une espèce de police de la censure ».

Kerr rétorque que les politicien.ne.s qui souhaitent marquer des points dans cette situation douloureuse, devraient d’abord prendre connaissance des faits et écouter l’ensemble de la communauté. « Peut-être que le premier ministre Legault aimerait rencontrer les membres de notre communauté pour mieux comprendre le racisme systémique qu’il a négligé », ajoute-t-il.

Faye assimile quant à lui les propos de Legault à ceux de Frémont. Il inque que « tous deux refusent de faire acte des réalités systémiques qu’ils continuent de perpétuer ». 

S’ajoute à ces réactions la stupeur de nombreux.ses professeur.e.s de cégep et d’universités canadiennes. Plus de 500 d’entre eux.elles ont signé une autre lettre pour soutenir leur collègue Lieutenant-Duval et dénoncer le traitement qu’elle a subi suite à l’incident. 

Anticle critique particulièrement les décisions de l’Université dans cette affaire. « Au lieu d’engager une discussion avec les étudiant.e.s ou avec l’enseignante qui était dans cette classe, le doyen a choisi de la virer carrément […] sans même tenter de médiation ». Il ajoute que la réponse aurait dû être immédiate, afin de calmer le jeu.

Environnement hostile

Les signataires de la lettre déplorent aujourd’hui « une situation où le débat est devenu sans contrôle et virulent », comme l’explique le professeur d’histoire. Ils et elles dénoncent d’ailleurs les nombreux courriels de haine et le harcèlement perpétué à leur encontre sur les réseaux sociaux. Certain.e.s ont d’ailleurs exprimé leur volonté de retirer leur nom de la liste, notamment en raison de la mauvaise complétion de la lettre. Ils et elles ont cependant souhaité demeurer anonymes. De plus, des étudiant.e.s expliquent faire face à des menaces et à du harcèlement après avoir témoigné publiquement pour dénoncer le racisme sur le campus.

La situation correspond à l’environnement hostile décrit par le recteur lors de la  dernière réunion du Sénat. Le 19 octobre, il s’est notamment exprimé dans un communiqué de presse concernant l’incident, avant de publier, deux jours après, un appel au calme  encourageant le débat et cherchant à apaiser les tensions.

Très mal perçus par les étudiant.e.s et par les professeur.e.s, les deux messages du recteur arrivent trop tard selon ces dernier.ère.s. Les deux partis déplorent le manque de réactivité et de communication de la part de l’U d’O, et condamnent surtout les messages confus et le manque d’actions concrètes entreprises par le recteur.

Entre l’imputabilité des professeur.e.s, l’affrontement entre francophones et anglophones, étudiant.e.s et professeur.e.s, et le débat sur l’emploi du « mot en n », la situation a pris des dimensions considérables. La question se pose maintenant sur les futures mesures que l’U d’O va adopter pour condamner et bannir le racisme sur le campus.

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