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Turquie: Post-putsch, la jeunesse ennemie d’Erdoğan plus désenchantée que jamais

Web-Rotonde
29 juillet 2016

 Yasmine Mehdi


La tentative de coup d’État du 15 juillet dernier a consolidé une réalité que plusieurs constatent depuis la prise de pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) en 2002 : la Turquie est un pays profondément polarisé. Si les supporters du président Recep Tayyip Erdoğan sont prêts à risquer leur vie pour lui, ses détracteurs le détestent à en mourir. Les uns sont dans la rue, célébrant la victoire d’un chef d’État devenu prophète. Les autres sont dans les bars, l’air morose, blasé. Une semaine après le putsch raté,
La Rotonde a choisi de donner la parole à une jeunesse turque désabusée, qui rêve de partir vers des contrées synonymes de liberté.

Ils s’appellent Yiğit, Hüseyin, Emre, Sedef, Evran ou Cem ; ils sont athées, agnostiques, alevis, sunnites, laïques, kurdes, étudiants, entrepreneurs, serveurs, photographes ou artistes. Ils sont la jeunesse de Gezi Park, celle qui, en 2013, est sortie dans les rues par millions pour dénoncer les dérives autoritaires du président Erdoğan, bravant les gaz lacrymogènes, les matraques, les balles en caoutchouc et les canons à eau ; celle qui est aujourd’hui atterrée de voir les supporters du même homme envahir les rues pour y prier et y scander des slogans à sa gloire.

Yiğit, Hüseyin, Emre, Sedef et Evren sont tous amis. La nuit venue, après une longue journée de travail, ils se retrouvent dans ce même bar pour y boire la même bière et pour y parler des mêmes problèmes. Ce soir, la méfiance a remplacé la bonne humeur à leur table habituelle. Et pour cause : une journaliste les a rejoints. Elle explique vouloir donner la parole aux opposants du régime, ceux qui se sont faits très discrets dans les jours suivants le putsch raté, et ce, malgré la purge contredisant tous les principes chers à l’État de droit, malgré la menace du retour de la peine de mort, malgré la perspective d’un régime en voie d’atteindre des sommets d’autoritarisme.

« Comment sait-on que tu n’es pas dans leur camp ? »

« C’est un sujet très délicat ici, ils arrêtent des centaines de personnes chaque jour. »

« Vous les étrangers, votre vie est différente, vous ne connaissez pas la terreur, vous ne comprenez même pas les concepts avec lesquels on doit vivre. »

Dans un pays où il est courant de perdre son emploi, voire d’être arrêté, pour un tweet critique du pouvoir, la réticence de ces jeunes n’est pour le moins surprenante. Après quelques minutes de négociation, une tournée payée et la promesse de ne pas prendre de photos, l’ambiance se détend, bien qu’Evran donne le surnom de « Mossad » à la journaliste.

Fatigués. Asphyxiés. Opprimés. Désillusionnés. C’est les mots qu’ils utilisent pour parler de leurs sentiments. Et malgré cela, tous sont unanimes dans leur condamnation du coup d’État – s’il n’était pas orchestré, ce dont ils doutent fortement. L’histoire de la Turquie compte de nombreux exemples d’intervention militaire dans la vie politique. Après avoir vécu trois coups d’État en 1960, 1971, puis en 1980, le peuple turc connait trop bien les dérives qu’une prise de pouvoir de l’armée peut entraîner. Cem, photographe dans la trentaine résidant à Istanbul, explique : « Nous sommes encore traumatisés par le coup de 1980. Tout le monde connait des histoires, que ce soit de leurs parents, de leurs amis ou de leurs collègues, de personnes qui ont disparu, qui ont été torturées ou tuées. Nous avons cette notion qu’un putsch est mauvais, quelles que soient les circonstances. »

Retour au bar de la rive asiatique d’Istanbul. Bien que les jeunes de Gezi Park reconnaissent le courage aveugle des supporters du régime lors de la tentative de coup (ils montrent des photos de personnes frappant des tanks à mains nues), ils déclarent que ce courage était différent de celui qu’ils ont pu montrer lors des manifestations de 2013. « Gezi était innocent, l’objectif n’était pas la violence, mais la résistance. Les gens qui sont descendus dans la rue vendredi étaient des sauvages qui n’avaient rien à perdre, ils étaient assoiffés de sang », déclare Sedef. Silence momentané, tous hochent la tête.

Yiğit allume une cigarette, puis, ajoute à voix basse : « Ils ont le soutien de l’État, les transports publics étaient gratuits pour encourager les rassemblements, alors qu’ils étaient bloqués pendant Gezi. Ils savent que la police est de leur côté, alors que nous étions persécutés par elle. Ils ont un alibi religieux, ils sont rassemblés autour de la même idéologie et ils partagent une dévotion pour le même leader. À Gezi, il y avait des nationalistes, des communistes, des kurdes, des environnementalistes, des féministes, des libéraux et des membres de la communauté LGBT. C’était beau, mais c’était désorganisé et ça ne pouvait mener à rien de concret. »

Cem privilégie pour sa part la thèse économique pour expliquer la dévotion des pro-régime. En effet, depuis la prise de pouvoir d’Erdoğan, la Turquie a connu un boom économique sans précédent. Une partie de cette richesse a été redistribuée, et a favorisé l’émergence d’une classe moyenne, sortant ainsi plusieurs familles de la pauvreté. « Ces gens, qui ont maintenant un logement décent et assez de nourriture pour leurs enfants, sont terrifiés de tout perdre si l’AKP n’est plus au pouvoir. Les modernistes se battent pour leur droit de prendre une bière alors que les autres se battent pour pouvoir nourrir leurs enfants. Les uns se battent pour un mode de vie alors que les autres se battent pour leur survie », explique gravement le photographe.

Pour Yiğit et ses amis toutefois, une atteinte à leur mode de vie est une atteinte à leur survie. « Ils vivent comme ils veulent, mais ce n’est pas suffisant pour eux, ils veulent aussi que nous vivions comme ils le veulent. C’est contre la dignité humaine », s’indigne Hüseyin. Le cuisinier diplômé en génie informatique et en relations publiques craint d’être persécuté à cause de son orientation sexuelle. Aujourd’hui, son rêve s’appelle Norvège, ou Canada. Il se voit déjà marcher dans les forêts à perte de vue, escalader les montagnes enneigées, mais surtout, vivre dans un pays où il n’est pas nécessaire de s’impliquer dans la vie politique, où son influence est moins pesante. 

Camille Saulas, étudiante diplômée en relations internationales à l’Université Laval, était à Istanbul le 15 juillet dernier. Elle se souvient encore de cette soirée, de la peur qu’elle a ressentie lorsque les F-16 survolaient la ville, de l’inquiétude de son frère, qui a vécu ce putsch raté par Skype alors qu’il se trouvait dans un parc national de Kluane, au sud-ouest du Yukon. Elle explique ainsi l’attrait du Canada pour cette jeunesse turque tentée par l’exil : « On entend très peu parler du Canada sur la scène internationale. On s’imagine donc que c’est un pays calme, sécuritaire, et c’est sans doute ce qu’ils recherchent. Le Canada, sa tranquillité, ses grands espaces, ça représente un peu la liberté. »

Autour de la table, tous admettent avoir commencé à faire des recherches quant au processus d’émigration. Yiğit, diplômé en droit aussi devenu cuisinier, envisage d’immigrer illégalement aux États-Unis : « Je connais quelqu’un qui a un restaurant à Washington. Je peux flipper des hamburgers partout. »  Les autres demandent à la journaliste si elle estime qu’ils ont de bonnes chances d’aller au Canada, lui disent qu’ils adoreraient être gouvernés par Justin Trudeau. « Si vous ne restez pas pour vous battre, qu’adviendra-t-il de la Turquie ? », leur demande-t-elle toutefois. À table, la réponse est sans équivoque : la jeunesse de Gezi n’a plus d’espoir pour son pays, elle est prête à renoncer et à laisser la Turquie aux « Allah O Akbar guys ». La voie presque tremblante, Yiğit déclare : « Je serai toujours Turc, j’aimerais toujours ce pays du fond de mon cœur, mais j’ai besoin de penser à moi et je ne peux pas continuer de vivre ma vie en prétendant être quelqu’un que je ne suis pas. » 

Le soleil se lève sur Kadiköy lorsqu’ils quittent le bar. Dans les rues désertes du quartier, au pied des édifices où des drapeaux turcs flottent par dizaines depuis plusieurs jours, Sedef titube, la tête appuyée contre l’épaule d’Emre, qui lui sourit tendrement. Hüseyin a quitté le bar avec sa pinte de bière, en s’exclamant qu’il l’a payée et qu’elle lui appartient, tandis que Yiğit est désespérément à la recherche d’une cigarette. La jeunesse de Turquie est comme toutes les jeunesses du monde. Elle souhaite s’exprimer, rire, danser, aimer, trinquer, espérer. Sauf que pour elle, ces gestes ne sont pas un acte d’insouciance, mais de résistance. Et c’est peut-être le meilleur outil contre l’autoritarisme.

(Crédit photo: Cem Turkel)

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