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Vet’s Tour : « It’s Not Peer-Pressure, It’s Just Your Turn »

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17 octobre 2016

– Par Yasmine Mehdi –

Le 8 septembre dernier avait lieu à Gatineau une soirée d’intégration organisée par des membres de l’équipe des Jeux de la communication de l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Le lendemain matin, les étudiants concernés se réveillaient avec une sérieuse gueule de bois alors que les médias relayaient massivement l’histoire des « Douze travaux d’Hercule », une liste de défis à caractère sexuel que les étudiants devaient relever afin de marquer des points. S’en est suivi un véritable séisme médiatique : politiciens, chercheurs et chroniqueurs ont tous eu leur mot à dire sur cet énième incident révélateur du fléau de la culture du viol sur les campus universitaires.

À quelques kilomètres de là, l’Université d’Ottawa se cloîtrait dans le silence, elle qui a déjà connu son lot de scandales de violence sexuelle. Et si l’institution ottavienne avait sa propre version des Douze travaux d’Hercule ? Et si un évènement semblable était organisé pour les leaders étudiants du campus par l’Association des étudiants en sciences depuis des années ? Enquête sur Vet’s Tour, le secret le mieux gardé de la sphère politique étudiante, qui ouvre la porte à tous les excès.  

 
De 2003 à aujourd’hui, #LetsGetNaked

Qu’est-ce que le Vet’s Tour ? Organisé chaque automne par l’Association des étudiants en Science (AÉS), ce pub crawl regrouperait une dizaine d’équipes, représentant chacune une association étudiante. Chaque équipe compterait huit ou dix membres, en plus d’un arbitre, chargé de comptabiliser les points. Ainsi, au total, c’est entre 80 et 120 personnes qui participeraient à chaque édition.

Lors de l’évènement, une liste de plusieurs pages, dans laquelle on peut lire des défis auxquels sont associés des points, est remise aux équipes. Selon les témoignages de nombreux participants d’éditions précédentes, la liste comporterait des défis bon enfant, comme marcher dans les rues du marché By en portant un co-équipier sur ses épaules ou encore manger un shawarma en une minute trente, mais aussi des pratiques d’ordre sexuel parmi lesquels : avoir des rapports sexuels dans un lieu donné, se faire percer le clitoris, manger un beigne déposé autour du pénis d’un co-équipier , échanger du liquide éjaculatoire par voie buccale, ,ou encore mettre son pénis sur le comptoir d’un McDonald’s et commander à la caissière un Super Size Me.

Les participants seraient pour la plupart impliqués en politique étudiante : membres de l’exécutif d’un corps fédéré, anciens guides de la semaine 101 ou encore amis d’amis. Le cercle Vet’s Tour serait assez hermétique et les participants triés sur le volet, du moins à en juger par les nombreux témoignages recueillis.

L’année de naissance du Vet’s Tour reste à ce jour indéterminée. Si toutes les personnes interrogées sont d’accord pour affirmer que l’évènement existe depuis de nombreuses années, une source près du milieu des corps fédérés a déclaré : « Je connais une des personnes qui a créé Vet’s Tour avec ses amis, il y a longtemps, en 2003.  Cette personne a obtenu son diplôme, a fait autre chose, et est ensuite retournée aux études pour apprendre que l’événement existait toujours. »

Je connais une des personnes qui a créé Vet’s Tour avec ses amis, il y a longtemps, en 2003. Cette personne a obtenu son diplôme, a fait autre chose, et est ensuite retournée aux études pour apprendre que l’événement existait toujours

– Source anonyme, proche du milieu des corps fédérés

Sur les réseaux sociaux, des preuves de l’existence du Vet’s Tour s’accumulent également. En septembre 2007, un album photo titré « This album begs the Q, how many time did I get nkd ? Vets Tour ’07 » et contenant des photos de participants déshabillés a été publié sur Facebook. Des tweets remontant à 2012 font par ailleurs mention de l’événement, et emploient les mots-clic #LetsGetNaked et #JustAddAlcohol.

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Photo publiée le 8 octobre 2016 sur Face­book par un des parti­ci­pants du VET’S TOUR 2016, sur laquelle on aperçoit la liste des défis.

 

Édition 2016 : Récit d’une soirée mouvementée*

Le 7 octobre dernier, vers 17 h 30, le pavillon Marion de l’Université d’Ottawa est en pleine effervescence. Des étudiants arborant fièrement des t-shirts Vet’s Tour se rassemblent pour se préparer à la soirée à venir, du moins à en juger par la bouteille de Jack Daniels que tient un des participants.

Vers 19h, les t-shirts commencent petit à petit à envahir le marché By. Parmi eux, des visages connus de la politique étudiante : de l’Association des étudiants en science, certes, mais aussi de l’Association étudiante de la Faculté des Arts, de l’Association des étudiants en psychologie et de l’Association des étudiants en science informatique. De petits groupes arpentent la rue Dalhousie, liste à la main, chandails déchirés (un des défis). Premier arrêt : le Patty Boland’s, un pub de la rue Clarence. Lorsque les participants le désertent près d’une heure plus tard, deux barmaids nettoient les dégâts. « Je pense que j’ai vu deux personnes se fourrer sur la piste de danse », glousse l’un d’eux, qui explique ne pas en être à son premier Vet’s Tour.

Prochain bar sur la liste, le Red Lion, aussi sur la rue Clarence. Au fond de l’établissement, derrière d’épais rideaux, une salle y a aussi été privatisée. En écartant les rideaux, on constate que la grande majorité des participants sont nus ou en sous-vêtements. En regardant une liste du coin de l’œil, on comprend vite pourquoi : les points alloués pour chaque défi sont quadruplés si le participant est en sous-vêtement et décuplés s’il est nu. Parmi les dizaines de défis listés, on dénote : manger des poils pubiens en faisant des bruits de nature sexuelle, pour 1000 points.

Dans les toilettes du Red Lion, des échos de conversation peuvent être entendus. Une participante essaie de convaincre sa co-équipière d’avoir un rapport sexuel avec leur juge, un défi qui rapporterait plusieurs points sur la liste « Honnêtement, je ne sais pas. C’est trop slutty pour moi », murmure-t-elle. « Fais-le, il est beau en criss », rétorque l’autre. Le juge demande à la fille si elle a un préservatif ou si elle prend la pilule; elle lui répond par la négative. L’autre co-équipière finit par suggérer au juge de « lui mettre dans les fesses ». Ils sont interrompus lorsqu’une autre juge leur annonce qu’ils doivent se rendre au prochain bar. À aucun moment le consentement n’a été discuté. Ainsi, bien qu’une phrase à ce sujet figurerait sur la liste, elle semblerait avoir été rapidement oubliée dans le feu de l’action et sous l’effet de l’alcool.

Il est 21h quand les t-shirts blancs se rendent au Bourbon Room de la rue Dalhousie. Contrairement au Patty Boland’s et au Red Lion, l’endroit semble entièrement privatisé. À ce stade de la soirée, la plupart des participants semblent en état d’ébriété avancée, et peu portent encore des vêtements. Sur les tables, on peut apercevoir une bouteille de lubrifiant à côté d’une bouteille de crème fouettée en aérosol. Une fille très légèrement vêtue est allongée alors que des participants se livrent à une séance de body shot. Deux personnes nues sont enveloppées dans du papier cellophane. La soirée finit éventuellement par tirer à sa fin et les listes sont, comme le veut la tradition, détruites.

Photo prise le soir du 7 octobre 2016 dans les toilettes du Red Lion’s.

 

Un consentement à demi-mesure

Chaque année, les participants doivent signer un document faisant office de décharge en plus de payer des frais qui avoisineraient les 15$. La Rotonde a obtenu la version 2015 de ce document, qui demande aux participants de fournir des informations sur leur état de santé et qui stipule qu’ils pourraient « souffrir de dommages corporels, de maladie, ou même de mort et de pertes matérielles », mais qu’ils ne poursuivraient pas la Fédération étudiante de l’Université d’Ottawa (FÉUO) ou l’AÉS.

Rien, dans cette version du moins, ne fait état des activités à caractère sexuel. Difficile, donc, de savoir si les participants qui signent ce document savent exactement dans quoi ils s’embarquent. Ce qui est certain cependant, c’est qu’aucun d’eux n’est autorisé à consulter la liste avant le coup d’envoi de l’événement.

Jean-Philippe Dubé, ancien vice-président aux affaires sociales de l’Association d’informatique et actuel représentant étudiant au Sénat de l’U d’O, a participé au Vet’s Tour il y a quelques années. « Je pense que la majorité des gens qui s’inscrivent ne comprennent pas l’objectif de l’évènement. Personnellement, je savais que ça allait être un peu plus fou que la moyenne, je savais que ça allait être une beuverie et on m’avait dit qu’il y aurait des défis amicaux. Ça m’a été vendu de manière un peu camouflée par d’autres VP social, qui eux savaient exactement dans quoi ils s’embarquaient », a déclaré Dubé.

« Je pense que la majorité des gens qui s’inscrivent ne comprennent pas l’objectif de l’évènement. (…) Ça m’a été vendu de manière un peu camouflée par d’autres VP social, qui eux savaient exactement dans quoi ils s’embarquaient. »

– Jean-Philippe Dubé, ancien participant du Vet’s Tour et représentant étudiant au Sénat de l’Université d’Ottawa

Cette situation peut bien entendu mener à des dérives, comme l’illustre le témoignage d’une participante à une précédente édition que nous appellerons Pascale. Celle-ci a affirmé qu’elle n’avait « aucune idée de ce que [Vet’s Tour] était » et qu’une connaissance l’avait invitée pour combler une place vacante dans son équipe, en insistant qu’il ne s’agissait que d’un pub crawl. « Je n’étais pas la seule à avoir été embarquée là-dedans sans rien savoir, il y avait une fille en première année dans la même situation », s’est-elle rappelée.

Selon ses dires, Pascale serait restée enfermée dans son domicile le week-end suivant la tenue de l’évènement. « Je me sentais violée, je ne voulais pas que les autres l’apprennent, que mon copain pense que je l’avais trompé », a-t-elle expliqué à La Rotonde. En effet, tout au long de la soirée, Pascale aurait refusé de prendre part à la plupart des défis. Ses réserves n’auraient cependant pas été prises en considération par ses co-équipiers, un d’entre eux l’aurait embrassée contre son gré, avant de lui toucher l’entrejambe. La jeune femme aurait été contrainte de lui donner un coup de coude et de le menacer pour qu’il prenne ses distances. « On considère que si vous êtes présente et que vous avez signé le document, vous consentez à n’importe quoi. Tout le monde se foutait que je dise non, même les juges », a-t-elle dénoncé.

« Je me sentais violée, je ne voulais pas que les autres l’apprennent »

Pascale, ancienne participante du Vet’s Tour

Pour Pascale, la pression sociale de même que la consommation excessive d’alcool rendraient l’événement particulièrement propice aux débordements. L’ancienne participante se souvient que ses co-équipiers ne cessaient de lui demander de retirer ses vêtements afin de gagner plus de points. Lorsqu’elle aurait essayé de les avertir de son intention de rentrer chez elle, on l’en aurait dissuadée sous prétexte que cela disqualifierait l’équipe. D’après une source ayant préféré rester anonyme, un des slogans de l’évènements aurait longtemps été « It’s not peer pressure, it’s just your turn [Ce n’est pas de la pression sociale, c’est seulement ton tour] ».

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Des t-shirts, certains déchirés, portés lors de l’évènement du 7 octobre 2016.

Qui était au courant ?

Qui serait donc à blâmer pour ces dérives ? Les organisateurs, donc l’AÉS ? Les participants, donc la majorité des associations étudiantes ? La FÉUO, censée chapeauter tous les corps fédérés ?

La réponse à cette question est complexe, puisqu’il faut d’abord déterminer quels intervenants disposaient de quelles informations. Ainsi, selon des sources proches du dossier, les corps fédérés tenteraient de garder l’événement secret, bien que bon nombre d’anciens membres de l’exécutif de la FÉUO aient déjà participé à des éditions précédentes. À ce sujet, Dubé est sans équivoque : « La FÉUO le sait, et ça, je n’en ai aucun doute. Ils savent très bien que ce genre d’événement a lieu, mais ils ont une politique de see no evil. » Il a également souligné que « l’exécutif de la FÉUO se [dissociait] » de tels évènements depuis le scandale ayant affecté la présidente Anne-Marie Roy en 2014.

« La FÉUO le sait et ça je n’en ai aucun doute. (…), mais ils ont une politique de see no evil.  »

– Jean-Philippe Dubé, ancien participant du Vet’s Tour et représentant étudiant au Sénat de l’Université d’Ottawa

Pour sa part, Jack Bisson, propriétaire du pub Patty Boland’s, a déclaré qu’il n’était pas au courant de l’existence d’une liste quelconque, ou de défis à caractère sexuel. « C’est un événement privé, ils sont là pendant 45 minutes, donc on ne pose pas trop de questions. D’ailleurs, peut-être que c’est pour ça qu’ils reviennent chaque année. » Bisson a par ailleurs confié qu’il n’accueillerait sûrement par la prochaine édition de l’événement, s’il y en avait une, soulignant qu’il préférait ne pas « être associé avec quelque chose comme ça. »

Du côté de l’administration de l’U d’O, bien que les chances qu’elle ait été au courant d’un événement si underground de la sphère politique étudiante soient minimes, il n’en demeure pas moins que le nom de l’institution est associé à celui du Vet’s Tour, étant donné que les organisateurs de même que les participants à l’événement sont des étudiants. D’ailleurs, Pascale a révélé avoir accepté de participer au Vet’s Tour en raison de l’étiquette uOttavienne qui, selon ses mots, conférait une « légitimité » à l’évènement. « Pour moi, c’était une activité organisée dans le cadre universitaire, si ça ne l’avait pas été, je n’y serais sûrement pas allée », a-t-elle déclaré.

Après avoir été un des secrets les mieux gardés de l’Université d’Ottawa, le Vet’s Tour sort enfin du placard, et avec lui, de nombreuses questions quant à l’efficacité de la lutte contre la culture du viol sur les campus universitaires.

*La Rotonde était présente lors des évènements décrits.

 


Ressources pour signaler un incident de nature sexuel:
– Bureau des droits de la personne de l’Université d’Ottawa – 613-562-5222
Calacs francophone d’Ottawa – (613) 789-8089
Ottawa-Rape-Crisis-Centre – (613) 562-2334

Pour communiquer avec La Rotonde : actualites@larotonde.ca

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