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intérieur d'une prison
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Et si on abolissait les prisons ?

Camille Cottais
24 juillet 2022

Crédit visuel : Matthew Ansley – Unsplash

Article rédigé par Camille Cottais – Journaliste

Les personnes s’inscrivant dans le courant de l’abolitionnisme carcéral militent pour la fin des prisons, et souvent du système pénal (police, tribunaux) dans son ensemble. Ils.elles jugent que celui-ci ne remplit pas ses promesses, dont celles de protéger la population et de réhabiliter les délinquant.e.s. D’autres adoptent une posture plus modérée, souhaitant réformer un système carcéral jugé coûteux, inefficace et inhumain.

Emilie Bernier est professeure à temps partiel à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa (U d’O). Elle se spécialise en théorie politique contemporaine et d’inspiration marxiste et enseigne des cours de pensée politique. Dans un de ceux-ci, elle a enseigné la pensée d’Angela Davis, grande figure états-unienne des pensées antiracistes et féministes et du mouvement de l’abolitionnisme carcéral. 

Complexe carcéro-industriel

Bernier explique que Davis emploie le terme de « complexe carcéro-industriel », formé à partir de celui de « complexe militaro-industriel », qui désigne le besoin constant des États-Unis d’être en guerre, celle-ci profitant aux intérêts d’une myriade de personnes. De la même manière, continue la professeure, beaucoup de personnes ont intérêt à ce que les prisons prospèrent : les politicien.ne.s, les chef.fe.s de police, le personnel des prisons, mais aussi les médias, la criminalité suscitant l’attention du public.

À cela s’ajoutent les industries, dont certaines profitent du travail non syndiqué et très mal payé des détenu.e.s, ou utilisent les prisons pour écouler des millions de dollars de produits manufacturés, sans dépenser un sou de publicité, ajoute Bernier. Ainsi, avec la notion de complexe carcéro-industriel, Davis dénonce la croissance rapide de cette industrie, et « le fait que des intérêts cyniques tirent profit de la destruction de la vie de certain.e.s, particulièrement les personnes de couleur », précise la professeure.

Irvin Waller est professeur émérite en criminologie à l’U d’O et auteur de plusieurs livres sur la prévention de la violence. Ses écrits soulignent, entre autres, que l’approche sécuritaire et répressive, caractérisée par la croissance des prisons, des tribunaux et de la police, est inefficace pour diminuer la criminalité. Il rappelle que la croissance du parc carcéral est particulièrement impressionnante aux États-Unis, le pays représentant aujourd’hui 25 % des détenu.e.s du monde pour seulement 5 % de la population mondiale.

Waller dénonce certaines conditions de détention dans les prisons comme le recours excessif à l’isolation ou encore la surpopulation, problème nord-américain et européen, d’où la nécessité de diminuer le nombre de personnes incarcérées. Il s’oppose ainsi fermement au projet de construction de la nouvelle prison de Kemptville, au sud d’Ottawa, qu’il juge « complètement fou ».

Prisons, racisme et colonialisme

Selon Bernier, les analyses de Davis du complexe carcéro-industriel américain sont également applicables au Canada. Waller avance que le pays a un taux d’incarcération moins élevé qu’aux États-Unis, mais plus élevé qu’en Allemagne, en France, aux Pays-Bas ou dans les pays nordiques. Alors que les hommes noirs sont surreprésentés dans les prisons états-uniennes (37 % des détenu.e.s pour 7 % de la population générale), ce sont les autochtones qui le sont au Canada, représentant, selon la professeure, jusqu’à 40 % des personnes incarcérées dans certaines provinces, pour moins de 5 % de la population.

Bernier explique que pour Davis, la prison a toujours servi à contrôler la force de travail des Noir.e.s, et s’inscrit en continuité de l’esclavage : « suite à l’abolition de l’esclavage, un grand nombre de législations ont été déployées pour criminaliser les comportements des pauvres, très majoritairement noir.e.s », affirme-t-elle. Les Noir.e.s se sont donc retrouvé.e.s massivement dans les établissements carcéraux, et le « convict lease system », qui permet la location de la main-d’œuvre carcérale pour travailler sur les plantations ou dans les industries, a été instauré. Pour Bernier, « cela illustre parfaitement comment les prisons sont mises en place pour servir à des fins économiques et racistes ».

En plus des personnes racisées et autochtones, Waller rappelle que les personnes pauvres et les hommes sont également surreprésentés dans le système carcéral. Cette surreprésentation masculine pourrait, selon lui, être en partie attribuée aux normes de masculinité toxique, et celle des hommes noirs au fait qu’ils soient plus fréquemment arrêtés par la police et reçoivent des peines plus sévères.

Décriminaliser les problèmes sociaux

Pour Waller, ce n’est pas en enfermant plus de personnes que l’on diminuera la criminalité, comme l’affirme le discours dominant. La principale cause de la violence et du crime est selon lui la pauvreté concentrée : « il suffit de comparer Toronto avec Chicago. Chicago a deux fois plus de policiers et dix fois plus recours à l’incarcération, mais son taux d’homicide est dix fois plus élevé ». 

Le professeur de criminologie pense que plusieurs actes pourraient être décriminalisés, comme le travail du sexe ou l’usage de drogues, afin de diminuer le nombre d’emprisonnements. Il recommande aussi d’investir dans des éducateur.rice.s de rue pour aider les jeunes à sortir de la criminalité. Selon lui, en investissant intelligemment, il est possible de réduire de 50 % la violence d’ici 2030, une thèse qu’il défend et développe dans ses publications. À l’inverse, il n’y a selon lui pas de preuve scientifique que la police ou les prisons soient bénéfiques : « au contraire, on ne peut que constater leur échec par le taux très élevé de récidive ».

Waller souligne que cela coûte extrêmement cher à l’État : 15 milliards de dollars par an pour la police et près de 4 millions de dollars pour les prisons au Canada. Bernier croit que cet argent pourrait être réinvesti dans les écoles, l’égalité de genre, la réduction de la pauvreté, ou encore les soins de santé et le traitement des problèmes de santé mentale. La professeure souligne que l’abolitionnisme ne consiste pas uniquement à démanteler la police et les prisons et ainsi libérer les criminel.le.s : il s’agit avant tout « de changer notre regard et notre attitude, d’imaginer d’autres manières de rendre les citoyen.ne.s responsables de leurs actes ». Pour les deux professeur.e.s, il faudrait investir davantage dans la prévention, et moins dans la réaction.

Réformisme ou abolitionnisme

Waller ne se considère pas comme un « abolitionniste exagéré », mais comme un réformiste voulant diminuer l’incarcération, la police et leurs abus. Il croit que nous aurons toujours besoin d’un nombre limité de personnes dans les prisons ou les hôpitaux psychiatriques. Selon lui, le mouvement d’abolition peut effrayer la classe moyenne, qui souhaite maintenir la présence de ces institutions pour arrêter les personnes perçues comme dangereuses.

La pensée de Davis est beaucoup plus radicale. Celle-ci ne croit pas en la réforme des prisons et remet en cause les notions de justice ou de crime, explique Bernier : « le Code criminel, pour Davis, est un outil que se donne une société pour dominer certaines populations ». Bien que l’abolitionnisme soit souvent qualifié d’utopiste, c’est loin d’être le cas selon la professeure, qui affirme que Davis nous invite à réaliser des choses très concrètes et à notre portée, comme le définancement de la police ou la démilitarisation des écoles. « C’est finalement moins utopiste que l’idéologie de la croissance infinie et de la prospérité générale », ironise-t-elle.

Bien qu’elle imagine une société plus pacifiée et disposant d’une meilleure intelligence émotionnelle, Davis reste très lucide. Elle est consciente qu’il y aura toujours de la violence, précise Bernier, mais qu’il faut cesser de la régler par la répression. Finalement, Davis aimerait que nous nous libérions du désir de vengeance, du sentiment que justice est rendue lorsque la personne souffre derrière les barreaux comme elle a fait souffrir sa victime, conclut la professeure de politique.

 

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