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Expérience dans un bar de danseuses – quel pouvoir a le corps?

Rédaction
31 juillet 2019

Par Emmanuelle Gingras

Cette fin de semaine, je suis allé voir des femmes nues danser à Montréal. Non, ce n’est pas très approprié de parler de ça dans un journal, mais je n’ai pas pu m’empêcher de partager avec vous le magnifique et à la fois atroce « bordel » dans lequel j’ai été traînée.

Dans ce texte, je ne mentionnerai pas de noms ni de lieux à la discrétion des gens avec qui j’ai discuté. Je n’omettrai toutefois pas de donner les faits les plus vrais et crus soient-ils. Vous pardonnerez aussi mon regard extérieur sur la chose, je ne vis pas ce que ces femmes vivent. Mais je suis une femme et la question m’anime.

Premier bar

C’était un vendredi soir. Moi et trois amis nous sommes rendus à un premier bar de strip-tease à des fins de recherche personnelle. Avant même notre entrée, nous rencontrons une danseuse assise sur des escaliers, joint à la main et talons hauts plateformes aux pieds. Nous lui parlons un peu : « Pourquoi as-tu commencé? » 

« J’étais une droguée, j’avais besoin d’argent. »

Bon, le stéréotype n’est pas aidé. Bon, on se dit que ce n’est que le début de la soirée. À l’intérieur, les lumières sont tamisées de mauve et il fait froid à l’os. Pour entrer, 4 $. Dès assis, tu achètes de l’alcool ou ils te sortent. À peine quelques minutes là, la fille de dehors embarque sur scène. Presque dénudée, elle ne le fait pas complètement. Je ne sais pas comment me placer ni où regarder. Elle, elle sait où se placer, elle sait quoi montrer et comment le faire, mais elle ne regarde jamais personne dans les yeux.

C’est la même chose pour la prochaine danseuse et la prochaine et la prochaine. Quand leurs yeux tombent dans les nôtres, c’est qu’elle a été distraite ou que son œil alourdi par le peu de lumière confond les visages et les chaises.

Dans la foule, peu de gens. « Les gars de la construction sont en vacance », nous explique la danseuse. Près de la scène sont les plus jeunes hommes qui ne semblent pas avoir honte, presque fiers d’y être. Toutefois, la plupart sont âgés et observent, éloignés, timides, mais dévorants. J’en détecte deux, qui ont peut être dans la cinquantaine et la discussion que j’ai eue avec eux fut éthiquement ambigu;

Je fais semblant de m’intéresser au domaine en vantant la libération de moi-même par la danse. Ceux-ci m’encouragent dans cette décision, affirmant que j’ai la beauté et le charisme pour le faire . Mais que c’est surtout le charisme et la personnalité qui les pousserait à vouloir une danse contact. 

* Je m’explique; après qu’une danseuse s’est pavanée sur scène, celle-ci espère faire son argent par les danses contact qu’elle fera. Elle fait donc une ronde des gens dans la foule, leur parle un peu et espère pouvoir les traîner dans une cabine intime pour leur faire une danse contact. — Pas le droit de toucher les parties intimes, que la peau. *

L’un des hommes est marié, l’autre a une copine. « Si ma femme veut aller à Cuba avec ses amies, eh bien, ça, c’est mon Cuba ». Pour l’autre, c’est simple; s’il veut que son couple fonctionne et qu’il continue à connaître la passion, il doit aller voir ailleurs. 

L’humain est un animal qui sera toujours seul. C’est ce qu’il m’explique. 

« Si tu veux danser, il faut faire attention. C’est probablement que tu as un vide à combler et tu tomberas dans les drogues. Elles sont toutes dans les drogues, pas une d’elle n’embarque sur scène sobrement ».

Celui-ci m’explique que certaines danseuses aussi escortes chez qui il va parfois vivent dans des lieux sals, pleins d’aiguilles d’héroïnes sur le sol. « Je leur dis qu’elles devraient se prendre en mains », me dit-il. « J’essaie de prendre soin d’elles du mieux que je peux », me dit-il aussi. Mais enfin, tout en tentant de prendre soin d’elles, n’est-il pas là pour s’assouvir sexuellement?

La question ultime me brûle alors aux lèvres; « Si tu sais qu’il y a problèmes chez elles, pourquoi continues-tu à encourager? »

« Parce que c’est dangereux ».

Second bar

Après ce royaume du stéréotype, nous nous sommes dirigés vers un second endroit avec un public qu’on pourrait considérer comme moins monétairement humble. Après une heure d’attente et après s’être fait dépasser par de multiples VIP, nous sommes enfin entrés.

Petite distinction avec l’autre endroit; certains membres du public embarquent sur scène, de l’argent dans la bouche, pour se coucher sur le dos et attendre que la danseuse lui partage son corps un instant. Plus il y a d’argent, plus l’interaction est généreuse. Toutefois, pas touche! Un des hommes a tenté de toucher l’une des danseuses, celle-ci lui a automatiquement donné une petite tape sur la main. Les danseuses étaient aussi beaucoup moins naturelles; les poitrines presque toutes refaites.

Après une heure de corps qui se dandinent, ceux-ci ne semblaient plus vraiment vouloir ne rien dire. J’étais plongé dans une espèce d’hypnose où l’œil n’avait plus honte de regarder, mais où un dégoût devenait de plus en plus lourd en moi. Certaines danseuses semblaient clairement ne pas vouloir y être et, même en étant magnifiques, ne recevaient aucune attention. C’était les plus souriantes et charismatiques qui recevaient le plus d’argent.

Est enfin embarquée une danseuse qui semblait tellement jeune que nous avions honte de regarder. Celle-ci faisait fureur auprès des gens.

Nous sommes finalement parties des lieux. Quelques rues plus tard, surprises! Nous tombons sur la danseuse qui semblait trop jeune en train d’attendre l’autobus, un livre à la main. Nous nous approchons et la félicitons pour ses performances.

Je lui demande ensuite quelques questions concernant sa lecture. « Ben oui, ça lit aussi les danseuses! », me répond-elle.

Je ne sais pas trop quoi répondre. Mon préjugé est quelque peu vaincu.

Elle nous explique qu’il y a deux mois qu’elle a commencé à danser. Travaillant à temps plein, la nouvelle du milieu est aussi aux études. L’argent lui est utile, mais il ne sert pas à payer ses études; « c’est mon petit papa qui s’occupe de ça ». Commencer à faire cette profession était pour elle un moyen de cesser de juger les femmes qui le font, basé sur son domaine d’étude. 

« C’est mon corps, mon choix ». Elle en fait ce qu’elle en veut; c’est ce qu’elle affirme fermement.  

Fair enough

Je me suis dit : « Fair enough». Mon corps, mon pouvoir, mes choix. On en fait ce qu’on en veut, on peut le laisser devenir ce qu’il veut sans qu’il ne doive rien à personne. 

Je me suis demandé ce que cela me procurerait, personnellement, de me dénuder devant des gens et me porter à un spectacle érotique. Je crois qu’en effet, il s’agirait d’un moyen de prendre un contrôle total sur mon corps et de l’appartenir plus que jamais puisque l’attention qu’on lui donnerait me ferait davantage l’aimer. 

Toutefois, avec le pouvoir qu’on a avec notre corps, ne devenons-nous pas aussi un peu, en quelque sorte, esclaves de celui-ci? Car tout en souhaitant l’appartenir, les gens se l’approprient en payant pour et en l’observant d’une façon qui n’est pas nécessairement désirée qu’il soit vu. Et cela s’applique aussi sur nos charmants réseaux sociaux d’amour;

Est-ce que publier une photo de soi presque à nu représente une affirmation? 

À quel point ce mouvement féministe de la libération du corps est-il efficace?

À quel point le public qui le consomme comprend-il?

Après cette expérience, je me suis sentie à la fois légère à la fois terriblement lourde. Légère, car j’avais été entouré de gens qui ne faisaient pas semblant d’en être d’autre, qui assumait complètement une nature impardonnable de l’homme. De gens qui regardent avec des yeux francs et qui n’ont pas honte du pathétisme qu’on pourrait leur accorder. J’ai été entouré d’un public d’humains vulnérables qui, même en consommant la femme d’une façon qui peut sembler déshumanisante, est à la recherche d’un lien avec celles-ci. Ce qu’elles ont à dire les intéresse, pour la plupart; le concept du corps érotique ne semblait pas être la seule chose convoitée.

Lourd, car j’avais en tête toutes ses questions précédemment posées. Je me suis demandé si la liberté était réellement la même face au corps, peu importe ce qu’on décide d’en faire. Le jugement qu’on lui portera saura-t-il se calmer même en le cachant, même en l’exposant? Qui sait? Peut-être il y a-t-il un peu de danseurs en nous tous. Peut-être, pavanons-nous tous ce que nous aimerions le plus aimer de nous même. Peut-être que la déshumanisation existera tant que l’humain sera seul.

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