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Arts et culture

L’art peut-il réveiller un peuple?

Culture
21 septembre 2019

Crédit visuel: Guillaume Sabourin/Jean-François Brière

Par Clémence Roy-Darisse — Cheffe du pupitre Arts & culture 

13 septembre. Je me dirige au Centre National des arts (CNA) pour assister à une représentation de Là où le sang se mêle, spectacle présenté dans le cadre de l’ouverture du Théâtre autochtone du CNA et des Zones théâtrales, produit par Menuentakuan en collaboration avec le Théâtre Teesri Duniya. 

Stressée d’être en retard, je cours comme à l’habitude dans les marches du lobby pour me rendre au Studio Azrieli. « Descendez les marches puis entrez près du café. Oh oui et enlevez vos souliers » que me dit la charmante placeuse. La pièce ne sera pas conventionnelle.

J’entre dans la salle. Mes yeux se posent sur les spectateurs déjà assis. Placés en cercle, ils se voient de part et d’autre de la scène dans le blanc des yeux. Ici, l’expérience se vit directement avec son prochain; on ne peut pas se cacher le siège plongé dans l’obscurité. Finis le rapport d’autorité entre la scène et les spectateurs.

La directrice administrative du Théâtre autochtone, Lori Marchand et le directeur artistique des Zones, Gilles Poulin-Denis, prennent place au centre et lancent le rituel; « nous souhaitons reconnaître que nous sommes ici sur le territoire non cédé du peuple anishinaabe […] et qu’aujourd’hui est une date historique. Il s’agit aujourd’hui de la première pièce de théâtre jouée au premier théâtre autochtone du Canada ». Je n’en reviens pas. Le premier théâtre autochtone? Malheureusement, oui. Je me sens petite face à la grandeur de cette histoire qui me sera enfin révélée. 

Puis, un des deux aînés sur place s’avance, « on m’a déjà dit qu’un peuple, ça se réveille par les arts, je n’avais pas compris. Mais aujourd’hui, c’est ce que je nous souhaite ».

Les lumières se tamisent 

La pièce débute.

Tout de suite, je sors mon calepin de notes. Je remarque quelques bémols tels que la rupture des tons de jeux, la trame narrative assez simple malgré le propos nécessaire, les notes foisonnantes. Je scrute les détails de cet objet scénique et puis le stylo me tombe des doigts.

Emportée par les chants natifs, une femme se dresse sur la table de bois puis récite de la poésie politique. Ses paroles lyriques laissent vite place au langage cru de deux hommes assis dans un bar. Entre les deux, le pichet de bière trône. L’un est appelé Quêteux (interprété par Charles Bender), l’autre Floyd (interprété par Marco Collin); ils m’ont l’air familiers, c’est comme si je les avais déjà vus quelque part. Ils font partie du paysage culturel des villes, celui qu’on ignore volontairement.

On apprend que Floyd a perdu sa fille, qu’elle a été emportée par les services sociaux alors qu’elle était toute jeune. Peut-être dans les années 60, alors qu’une vague d’enfants autochtones continuaient à être placés dans des écoles résidentielles qui visaient l’assimilation. Ce n’est qu’en 1996 que ces institutions ont pris fin. « T’as quand même reçu une compensation », lui souligne le serveur, seul personnage blanc de l’histoire.

Une compensation excuserait de telles violences? La question se pose; comment l’argent et les mots peuvent réparer un génocide culturel? 

Le passé de Floyd se noie dans l’alcool. Le retour de sa fille maintenant adulte permettra-t-il de mettre la bouée à l’eau? Leurs retrouvailles esquisse au contraire un retour difficile aux sources. Le père évite de confronter le passé et son présent. Celui-ci et sa fille parviennent à se réunir, se serrent dans leur bras et se redécouvrent.

Les cicatrices d’un peuple

Les lumières s’ouvrent, je fixe les larmes timides coulant sur les joues de mes voisins. Je range les miennes sur le bord de mes tempes. « Il y a du thé pour tout le monde » annonce le comédien qui jouait le serveur; « vous êtes invités à venir nous rejoindre au centre, à partager ce moment ». Les spectateurs se lèvent, hésitants.

Quelques minutes après, l’ainée se lève et annonce la tenue d’un cercle de partage. Elle prend une plume de ses mains puis la passe au spectateur à sa droite. Il ne sait pas quoi dire, mais personne ne lui souffle la réponse. Les égos se taisent, seul le bruit des mouches dans la salle, un silence magistral. « Merci », répond-il. Il passe la plume et une centaine de « merci », dans des gorges nouées, sont prononcés.

J’anticipe mon tour, je voudrais dire tellement de choses; à quel point ça m’enrage, à quel point je regrette, à quel point je me sens étrangère face à ce combat, mais privilégiée de l’entendre. Puis je reçois la plume et fige. Rien. Ne. Sort. De. Ma. Bouche.

« Merci? » Ce que j’ai à dire après tout, c’est sans importance.

Ce n’est pas à moi de parler aujourd’hui. Pourtant, on me cède la parole. Ce peuple que l’on a tu pendant des années me donne le luxe des mots alors qu’il vient tout juste de recevoir ce droit de discours, cette liberté, sur sa propre terre.

Je passe la plume à ma droite et range mes notes.

Discours politique

« C’est une maladie invisible ». C’est. Une. Maladie.

Le cœur me pince, je repense à mes cours d’histoire au secondaire, à mon manque de connaissance sur le sujet, à mes plaintes de m’être sentie opprimée parce que je suis québécoise, mon ignorance me fait rire jaune.

Cette maladie, on raconte qu’elle infecte tout le monde, qu’elle entre au creux des âmes pour ne plus jamais en ressortir, qu’elle nous hante. Surtout, on ne choisit pas d’en être malade. On se fait contaminer contre son gré. L’art pourrait-il contribuer à guérir cette maladie qu’a imposée le colonialisme?

Les témoignages dévoilés dans ce silence poignant, la force du non-dit, le goût de révolte collective qui enveloppait la salle. Je me suis dit; c’est la raison de l’existence même du théâtre.

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