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Arts et culture

Ces femmes pour qui j’ai pleuré dans Albertine en cinq temps — l’opéra

Emmanuelle Gauvreau
21 novembre 2023

Crédit visuel : Véronique Dulpain — Courtoisie

Chronique rédigée par Emmanuelle Gauvreau — Cheffe du pupitre Arts et culture

La semaine dernière se tenait le premier opéra en joual au Centre national des Arts (CNA). Rien de moins qu’Albertine en cinq temps, ce classique de Michel Tremblay, dans une mise en scène de Nathalie Deschamps. Je ne m’attendais pas à m’effondrer en larmes devant ce texte qui met en lumière une génération de femmes québécoises qui, avant moi, n’avait pas le privilège de le faire.

Albertine (Chantal Lambert) est une dame âgée de 70 ans se remémorant les aléas de son passé, alors qu’elle vient tout juste d’être placée en résidence pour personnes âgées. Elle s’entretient avec quatre versions différentes d’elle-même, soit à 30 ans (Catherine St-Arnaud), à 40 ans (Florence Bourget), à 50 ans (Chantal Dionne) et à 60 ans (Monique Pagé).

Sur scène se trouve aussi sa petite sœur Madeleine (Marianne Lambert), présentée sous une seule version, et qui est beaucoup moins aigrie par la vie et par les hommes qu’Albertine.

Précisons que c’est aussi au CNA que la toute première représentation d’Albertine en cinq temps avait été présentée, en 1984, dans une mise en scène d’André Brassard. Je n’étais pas encore née. J’ai toutefois eu la chance de visionner une autre version, présentée en 2014, dans une mise en scène de Lorraine Pintal.

Place à la figure monoparentale

J’étais âgée de 14 ans et je commençais à peine à suivre une formation en théâtre à l’école secondaire. Je me rappelle n’avoir pas tout de suite apprécié cette pièce dont l’histoire reflétait à peu près mon quotidien. Je m’étais lancée tête première dans le théâtre pour trouver un lieu dans lequel il m’était possible d’échapper la réalité…

Cette réalité est que je viens d’une descendance de femmes canadiennes-françaises de la classe ouvrière. D’une mère, d’une grand-mère ainsi que d’une arrière-arrière-grand-mère qui ont en majeure partie été monoparentales.

Ce sont des femmes qui ont donc dû affronter seules le défi d’être parent, qui ont dû se pardonner de leurs erreurs, tout en se célébrant seules leurs exploits. Des femmes qui, comme Albertine, et beaucoup d’autres, n’ont pas eu le privilège de vivre la profondeur de leurs peines, puisqu’elles vivaient en permanence devant les yeux de leurs enfants. Ces mêmes yeux avaient besoin de modèles résilients, d’absorber leur confiance, avant d’affronter eux-mêmes la vie.

Elles ont passé une vie à combattre l’idéal maternel, à devoir le déconstruire. À devoir aussi se déculpabiliser continuellement dans leur travail de recherche identitaire perpétuel, avant de pouvoir se trouver dans une confiance quasi inébranlable dans leur rôle de mère.

Pour cette raison, ces femmes ont parfois porté une rage, une aigreur, face à la vie et peut-être parfois face aux hommes. Certains monologues adaptés en chants pour l’opéra — « Chu tu seule », « La rage » ou encore les « Les larmes » — nous font visiter ces états.

Réinterprétation de la rage

La rage d’Albertine est dépeinte comme étant la transmission générationnelle d’impuissance de sa mère, Victoire. C’est d’ailleurs son histoire qui débute l’entièreté de la « mythologie de Tremblay ».  Elle met de l’avant Victoire et Josaphat, frère et sœur dont l’amour incestueux sera retracé par le clergé et qui seront chassés de leur tant adoré nid, le Lac-Simon.

Le duo devra se réfugier dans la grande et bruyante ville de Montréal, et Victoire annoncera, telle une malédiction, le destin de sa fille Albertine. « Tu vas hériter de tout c’que j’ai de plus laid, tu vas hériter de toute ma rage », pouvons-nons lire dans La maison suspendue, écrit par Tremblay.

Michel Tremblay me pardonnera d’accoler, voire de projeter, une interprétation bien plus réaliste de la rage d’Albertine, que je perçois plutôt comme une charge mentale face au sexisme, soit entre 1942 et 1982. Rappelons-nous, par exemple, que ce n’est que depuis le 1er janvier 1988 que toutes pensions alimentaires accordées en vertu d’un jugement sont devenues automatiquement indexées.

Pas étonnant qu’Albertine n’ait jamais pu travailler avant ses 50 ans, période où elle viendra à « désobéir » en abandonnant son rôle de mère à temps plein pour ses deux enfants troublés. Cela s’avère être la période la plus heureuse de sa vie, avant qu’elle n’apprenne le décès de sa fille Thérèse.

À 14 ans, je ne voyais pas l’ampleur de voir sur scène une femme qui, comme celles avant moi, n’ont pas eu le privilège de verser des larmes dans toute leur ampleur. C’est à 23 ans que j’ai moi pu les verser, devant une œuvre qui donne une visibilité à un enjeu bien trop réel.

Faut-il toutefois se rappeler que le défi maternel n’est pas une expérience universellement tragique, telle que la présente Tremblay. Je ne perçois pas le cri d’Albertine comme celui d’une femme en manque d’homme, mais d’une femme en manque de ressources et étouffée par un climat de jugement.

Et la langue dans tout ça…

Je ne me suis pas tout de suite attardée à la langue, soit le joual en contexte d’opéra. Il va tout de même sans dire que d’entendre sa propre façon de parler dans le contexte d’un art « respecté » comme celui de l’opéra était impressionnant, pour ne pas dire gratifiant. Le tout sonnait naturel, l’écriture de Tremblay est à la base très rythmée. Pas étonnant que l’œuvre Les belles-sœurs ait aussi été adaptée en production de théâtre musical.

Deux autres spectatrices assises derrière moi affirment avoir partagé mon ressenti : « J’aime beaucoup Michel Tremblay, parce qu’il est très proche du peuple, des gens simples, avec leurs difficultés de se parler avec leurs langages exagérés, puissants, forts », m’a exprimé Christiane Dufresne au bout de l’enregistreur.

Dufresne est accompagnée d’une certaine Elenor DeSuza, qui s’adresse à moi en anglais. Elle rebondit sur les propos de sa collègue : « Cela permet une plus grande connexion avec le grand public ». Elle est bien consciente du contexte de la langue, mais ce qui lui a vraiment plu est le décor : « La lune, les variations des espaces de jeu, le tout était incroyable. »

Albertine en cinq temps vient de conclure sa tournée à travers le Québec. En espérant que de présenter des dialectes variés et féministes à l’opéra devienne une coutume.

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