Inscrire un terme

Retour
Sports et bien-être

Le désir d’une peau claire : entre esclavage, blanchité et idéal de beauté

Crédit visuel : Hidaya Tchassanti — Directrice artistique

Entrevue réalisée par Jessica Malutama — Cheffe du pupitre Sports et bien-être 

Derrière le blanchiment de la peau se cache une industrie multimilliardaire alimentée par des dynamiques raciales et économiques profondément enracinées. Dans son livre appelé à paraître, Amina Mire, professeure en sociologie à l’Université de Carleton, décrypte les mécanismes de cette industrie, ses liens historiques avec l’esclavage et ses conséquences sur la perception de soi des populations racisées.

La Rotonde (LR) : Qu’est-ce que le blanchiment de la peau et qu’est-ce qui vous a amenée à étudier ce phénomène ?

Amina Mire (AM) : Tous les produits de blanchiment de la peau, qu’ils soient appelés éclaircissants, dépigmentants ou blanchissants, ont un objectif commun : inhiber la production de mélanine. Mon travail est interdisciplinaire, tout comme mon parcours. J’ai commencé avec un diplôme en pharmacie, puis un baccalauréat en chimie et un autre en philosophie à l’Université de Winnipeg. Ensuite, j’ai poursuivi une maîtrise en philosophie et un doctorat en sociologie avec une mineure en études féminines et études de genre à l’Université de Toronto. C’est au cours de cette transition vers la sociologie que j’ai découvert le phénomène du blanchiment de la peau, ce qui a radicalement transformé mon approche de la recherche. Je n’étudie pas ce sujet sous l’angle de l’ethnographie ou du travail de terrain, mais en analysant la publicité, la technologie et l’industrie qui l’entretiennent. En d’autres termes, j’interroge le blanchiment de la peau comme une forme de capital racial.

LR : Pouvez-vous expliquer ce concept de capital racial ?

AM : La transformation de la blancheur en capital remonte à l’esclavage. Pendant 250 ans, lors de l’Antebellum South, les esclavagistes violaient des femmes noires pour engendrer des enfants à la peau plus claire, vendus à des prix plus élevés. Dans mon nouveau livre, je remets en question l’idée que le blanchiment de la peau serait simplement un désir erroné de ressembler aux personnes blanches. Ce phénomène est plus profond. Le fait que des gens soient prêts à mettre en danger leur santé et leur bien-être pour s’éclaircir la peau doit être analysé comme un symptôme d’un problème structurel plus large. Dans le discours colonial, la noirceur était présentée comme une malédiction divine. Dès cette époque, des personnes noires réduites en esclavage ont commencé à fabriquer leurs propres produits dépigmentants, espérant que si elles et leurs enfants avaient la peau plus claire, elles subiraient moins de violence et d’abus. Mais ce n’était qu’une illusion.

LR : Comment cette dynamique persiste-t-elle aujourd’hui ?

AM : Prenons l’Afrique. La commercialisation du blanchiment de la peau en Afrique relève davantage d’un phénomène post-esclavagiste que véritablement post-colonial. Dans des pays comme le Nigeria et l’Afrique du Sud, ces produits ont envahi les marchés urbains dans les années 1960-1970. Aujourd’hui, plus de 77 % des femmes nigérianes utilisent ces produits, selon un rapport de l’OMS. Ces derniers contiennent souvent des substances toxiques, comme l’hydroquinone, qui causent des dommages permanents à la peau. Pourtant, la pratique continue. Pourquoi ? Parce qu’elle n’est pas perçue comme un rejet de l’identité africaine, mais comme un moyen d’atteindre un idéal de blancheur mondialisée associée à la modernité, au succès et à l’urbanité. Il ne s’agissait plus d’une injonction coloniale directe, mais d’une nouvelle forme d’influence : la blancheur comme symbole de désirabilité.

LR : Comment l’industrie du blanchiment de la peau s’est-elle développée à l’échelle mondiale ?

AM : Souvent, on considère la beauté comme quelque chose de frivole, sans implication politique, mais en réalité, elle s’inscrit dans des logiques économiques et raciales profondes. Plutôt que de blâmer uniquement les consommateur.ice.s, je veux recentrer l’attention sur les grandes multinationales occidentales comme L’Oréal, Shiseido, Estée Lauder qui ont capté ce besoin et l’ont exploité pour en faire une industrie milliardaire. Quand Black Lives Matter les a interpellés, elles n’ont pas arrêté leurs produits. Elles ont seulement changé de langage, abandonnant des termes comme « éclaircissant » au profit d’« illuminant » ou de « rayonnant ». Mais la mélanine continue d’être supprimée. Autrefois, les esclavagistes vendaient des corps : aujourd’hui, l’idéal de la blancheur est vendu comme un investissement et un produit de consommation.

LR : Quel impact le colorisme dans l’industrie de la beauté a-t-il sur la santé mentale des jeunes ?

AM : Il est énorme. Ce n’est pas seulement le blanchiment qui cause du tort, c’est le fait de se voir dans le miroir comme « inférieur.e », de ne pas correspondre aux standards de beauté dominants. Prenons le test des poupées (doll test), réalisé dans les années 1950 et répété 50 ans plus tard. Des enfants noir.e.s devaient choisir entre une poupée noire et une poupée blanche. Ils.elles reconnaissaient la poupée noire comme leur ressemblance, mais la désignaient comme laide, tandis que la blanche était perçue comme belle. Le fait que ce test donne toujours les mêmes résultats un demi-siècle plus tard montre que le colorisme et le racisme continuent d’avoir des effets psychologiques dévastateurs sur les enfants et les jeunes.

LR : Les réseaux sociaux renforcent-ils cette dynamique ?

AM : Absolument. Des filtres de beauté et l’intelligence artificielle sont conçus pour nous faire croire qu’un teint plus clair est plus beau. Beaucoup de jeunes les utilisent sans réfléchir à ce que cela signifie. Je reviens au test des poupées. Si à 7 ans, un enfant croit que la poupée noire est laide, imaginez l’impact à 20 ans. Ces jeunes n’utilisent pas ces filtres par hasard : ils.elles essaient de correspondre à des standards qui les ont déjà convaincus que leur teint naturel n’est pas acceptable. 

LR : Que faut-il changer pour sortir d’un monde où la blancheur constitue l’idéal de beauté ?

AM : Il faut retourner à l’histoire. Sans cette compréhension historique, nous ne pouvons pas voir comment la suprématie blanche ne cesse de se réinventer insidieusement et continue de s’infiltrer, notamment à travers la technologie et la biomédecine. Mais une fois que nous réalisons cela, nous savons que ces outils – intelligence artificielle, filtres de beauté – ne sont pas anodins ou inoffensifs. 

Votre peau est belle. La poupée noire est belle. L’enjeu, c’est d’apprendre aux enfants dès le plus jeune âge à aimer la noirceur. Beaucoup de parents noirs le savent et offrent à leur enfant des poupées noires pour contrer ces influences. C’est là que se trouve la véritable résistance.

Inscrivez-vous à La Rotonde gratuitement !

S'inscrire