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Pologne, responsabilité et Shoah ; le perpétuel débat

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24 février 2021

Crédit visuel : Jan Grabowski – Contribution

Entrevue réalisée par Miléna Frachebois – Cheffe du pupitre Actualités 

Jan Grabowski, professeur depuis 28 ans au Département d’histoire de l’Université d’Ottawa, s’est présenté devant la Cour de justice de Varsovie il y a deux semaines. Poursuivi en justice pour sa recherche concernant l’implication de la Pologne durant l’Holocauste, il revient sur l’affaire et explique les enjeux du procès. 

La Rotonde (LR) : Sur quoi porte votre recherche, et pourquoi suscite-t-elle tant de polémiques ? 

Jan Grabowski (JG) : L’affaire a débuté à cause d’un livre que j’ai sorti en Pologne il y a deux ans et demi, codirigé avec Barbara Engelking, intitulé Plus loin, c’est encore la nuit. Ce projet collectif, qui a duré six ans auquel neuf auteurs ont contribué, s’est concrétisé en deux volumes de 1700 pages. L’ouvrage porte sur neuf comtés de la Pologne sous l’occupation allemande […], et le destin de Juif.ve.s qui ont essayé de survivre en se cachant parmi la population polonaise après la liquidation des ghettos en 1942. Nous avons voulu étudier leur sort. Mais le résultat publié de cette recherche a provoqué la colère de l’État polonais, car cela n’était pas acceptable du point de vue des nationalistes du pays. Les autorités ont menacé les chercheur.euse.s de façon ouverte.

En juin 2018, sous une énorme pression internationale, le gouvernement polonais a dû retirer les clauses criminelles qui prévoyaient trois ans de prison pour celles et ceux qui « attribueraient à la nation polonaise ou à l’État polonais la responsabilité ou la complicité des crimes nazis commis par le Troisième Reich allemand ». Le premier ministre de la Pologne, Monsieur Morawiecki, a alors annoncé que l’État allait continuer sa lutte contre les personnes qui méprisent la nation polonaise […]. Le Gouvernement s’est donc doté de différents outils sous forme de litige civil, pour mettre en faillite les responsables avec l’aide d’organisations non gouvernementales.

Un an après […], une vieille dame, Madame Leszczynska, a porté plainte contre Engelking et moi-même pour avoir sali la mémoire de son oncle Edward Malinowski. Dans la section écrite par ma collègue, le témoignage d’Estera Siemiatycka, une survivante juive, suggère que Malinowski aurait été impliqué dans le meurtre de 22 Juif.ve.s de son village […]. En surface, c’est une plainte régulière, mais très vite on a appris que le procès avait été orchestré par une organisation financée par l’État polonais. La Forteresse de la Défense du Bon Nom de la Nation polonaise [Reduta Obrony Dobrego Imienia] est une organisation nationaliste de droite, munie de fonds d’État pour frapper les « ennemi.e.s du peuple ». Elle a engagé des chercheur.euse.s contre nous, qui ont fouillé les notes de bas de page pour retrouver le village en question, et utiliser cette dame comme excuse. 

LR : Pourquoi ce livre a-t-il été jugé non acceptable du point de vue des nationalistes polonais ?

JG : Il y a une version officielle de l’histoire en Pologne, qui est optimiste et dans laquelle on se focalise sur les Polonais qui sauvent des Juif.ve.s. L’histoire, surtout celle de la Seconde Guerre mondiale, est au cœur de l’attention des nationalistes au pouvoir ; c’est le centre d’identité de leur électorat. Cette vision simplifiée de l’histoire, filtrée, est assez primitive pour exclure les questions troublantes de l’histoire polonaise. 

Dans notre étude, nous avons établi les statistiques. Nous sommes allé.e.s au-delà du contexte qualitatif et avons identifié le pourcentage de Juif.ve.s qui ont été tué.e.s ou dénoncé.es par les Polonais.es aux Allemand.e.s. Nous avons dressé un bilan de la participation des personnes locales dans les brutales « actions » de liquidation des ghettos, et nous avons aussi observé le rôle de la police « bleue » polonaise ainsi que celui des membres des brigades des pompiers volontaires dans l’Holocauste. Nous avons prouvé de façon quantitative que la grande majorité des Juif.ve.s ont été dénoncé.e.s ou assassiné.e.s par leurs voisin.e.s polonais.es, étaient donc souvent la cause de cette tragédie juive. Cette étude a créé une furie véritable des autorités polonaises. 

Je me suis rendu en Pologne trois fois depuis pour faire face à la Cour. La mobilisation de force d’État contre les historien.ne.s a été vraiment incroyable. Nos visages ont été partout dans les médias polonais avec des paroles comme « fausseur.euse.s de l’histoire polonaise », « festival de mensonges contre la Pologne », et autres. Une conférence scientifique [ayant eu lieu en] 2019 à Paris, organisée par l’École des hautes études en sciences sociales et par le Centre national de la recherche scientifique, a été perturbée par des nationalistes polonais.es qui ont envahi notre débat […]. Finalement, on se retrouve dans une atmosphère de chasse aux sorcières contre les gens comme moi.

LR : Comment le procès s’est-il déroulé ?

JG : Il y a deux semaines nous étions devant le tribunal […]. L’opposition voulait que nous payions une amende 100 000 Złotyp polonais, soit l’équivalent de 34 000 dollars canadiens, que nous fassions des excuses, et que nous affirmions avoir voulu, de façon préméditée, blesser la nation polonaise. Finalement, la juge a en a décidé autrement : nous n’avons pas d’amende à payer, et n’avons pas dû affirmer le caractère dit prémédité de la diffamation, mais nous devons nous excuser auprès de Leszczynska.

Cependant, c’est la justification du verdict qui a soulevé l’inquiétude, car la justification orale frappe au cœur de notre profession en tant qu’historien.ne.s. Siemiatycka a en réalité donné deux témoignages, une première fois devant un tribunal polonais en 1950, déclarant l’ancien du village non coupable. Bien des années plus tard et une fois à l’extérieur de la Pologne, elle a admis avoir menti devant la Cour, car elle était effrayée à cause de la pression sociale. Lors de l’enquête de l’époque, plusieurs témoins qui déposaient contre Malinowski auraient été menacés par la communauté villageoise et par la résistance anti communiste, d’autres auraient été sauvagement battus […]. Ma collègue a choisi de croire le témoignage que cette survivante a laissé par la suite.

La juge a déterminé la valeur de différents genres de sources : pour elle, les témoignages juifs sont moins convaincants que les affirmations des tribunaux polonais en 1950. Le jugement porte alors sur la valeur des différentes sources historiques, mais aussi sur les capacités d’un.e historien.ne à prendre des décisions sur les hypothèses à formuler sur les sources, et cela remet en question les outils de notre profession […]. Nous attendons actuellement la décision écrite du procès avant de porter la cause en appel. Si cette sentence est confirmée après cet appel, l’étude sérieuse de l’Holocauste en Pologne sera vouée à fermer […]. [C’est pourquoi] même si on perd, on va amènera la plainte à la Cour suprême. Et s’il le faut, on ira jusqu’à Strasbourg à la Cour européenne des droits de l’Homme. 

LR : Quels sont les risques que vous encourez ? Avez-vous reçu un soutien extérieur ?

JG : Je ne suis pas près de m’excuser car je ne me sens pas coupable. Je ne suis pas non plus certain des pénalités [encourues], mais on a quelques mois avant que l’appel soit entendu, alors je vais regarder ce que ça peut entraîner. Mais je ne suis pas prêt à faire des excuses dans une situation aussi flagrante que la nôtre. 

J’étais tellement reconnaissant de tou.te.s mes collègues du Département d’histoire de l’Université d’Ottawa. Le recteur et le doyen de la Faculté des Arts ont même publié leurs déclarations de soutien, et je peux aussi compter sur mes étudiant.e.s. Je donne aujourd’hui des cours et des séminaires sur l’Holocauste sur Zoom, et on ne peut pas éviter une discussion de la situation où l’histoire de la Shoah et la politique « mémorielle » d’aujourd’hui se confrontent.

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