
Briser le silence sur la santé mentale dans les communautés noires avec Safe Place
Crédit visuel : Courtoisie
Entrevue réalisée par Charlie Correia — Journaliste
La santé mentale demeure un sujet tabou dans de nombreuses communautés racisées et minorisées. L’organisme Safe Place s’est donné pour mission de déconstruire les stéréotypes et de créer un espace où la vulnérabilité est enfin possible, sans honte ni jugement. En ce Mois de l’histoire des Noir.e.s, La Rotonde s’est entretenue avec Rania Sunda Ivala, cofondatrice de l’organisation, pour comprendre les origines et l’impact de ce projet sur le campus de l’Université d’Ottawa et au-delà.
La Rotonde (LR) : Comment est né Safe Place ?
Rania Sunda Ivala (RSI) : Travailler dans le domaine de la santé mentale était un rêve d’enfance pour moi. Ayant rencontré plusieurs difficultés dans ma vie, je me suis souvent sentie isolée, sans personne pour comprendre ce que je vivais. À mon arrivée à l’Université, je m’étais fixé comme objectif d’obtenir mon diplôme, de poursuivre en médecine et de devenir psychiatre. Mon projet était de créer quelque chose de concret une fois que j’aurais atteint ces étapes.
C’est alors que j’ai rencontré ma partenaire de projet actuelle, qui avait déjà sa propre organisation. Je lui ai parlé de mon idée, et elle m’a encouragée à ne pas attendre et à concrétiser quelque chose immédiatement. Grâce à son soutien, qui m’a permis d’organiser et de structurer mes idées, Safe Place a vu le jour le 19 février 2024.
LR : Pourquoi vous êtes-vous concentrée sur le problème de la santé mentale ?
RSI : Là où j’ai grandi, au Gabon, la santé mentale est un sujet ignoré. Je me suis longtemps demandé si je pouvais un jour être pleinement moi-même. Ce n’est qu’après avoir quitté mon pays que j’ai réalisé qu’il y avait des mots pour décrire ce que je vivais, comme la dépression, l’anxiété ou le manque de confiance en soi. Cela m’a fait réaliser que dans mon pays, beaucoup de gens autour de moi traversaient les mêmes difficultés sans pouvoir les nommer. Sensibiliser et apporter de l’aide est devenu un véritable cheval de bataille pour moi : un pays qui va bien est composé de personnes qui vont bien dans leur tête. La santé mentale est un pilier de nos vies que nous ne pouvons pas mettre de côté.
LR : Vous dites que la santé mentale est un tabou dans les cultures africaines. Qu’est-ce qui vous a amené à ce constat ?
RSI : Lors d’une soirée de discussions que nous organisons fréquemment sur le campus, Causons Discutons, nous avons posé aux participant.e.s cette question : la santé mentale, est-ce le prochain fléau de l’Afrique ? Beaucoup considèrent que nos pays font face à des défis bien plus urgents. Une remarque m’a particulièrement marquée : les personnes noires ont longtemps été dans une position de victime, et admettre qu’ils.elles ne vont pas bien aujourd’hui serait accepter qu’ils.elles le sont toujours. Dans de nombreuses communautés, accepter qu’on n’aille pas bien est en effet souvent assimilé à une forme de faiblesse. Malheureusement, cette association persiste aujourd’hui et empêche une véritable prise de conscience du problème.
LR : Comment fonctionne Safe Place ?
RSI : Nos activités principales sont des séances de discussion sur des thèmes liés à la santé mentale, comme la dépression ou l’acceptation de l’échec dans les communautés. Ce ne sont pas des conférences, mais des espaces où chacun.e peut mettre un mot sur ses émotions et partager son expérience dans un espace vulnérable et en toute confidentialité.
Nous cherchons également à établir un réseau de psychologues qui participent aux séances ou nous aident à les préparer. À la fin des séances, les participant.e.s repartent souvent avec des prises de conscience importantes, comme l’idée de chercher de l’aide ou de modifier leur comportement vis-à-vis d’eux.elles-mêmes.
Nous souhaitons étendre notre soutien à d’autres communautés, car la santé mentale demeure tabou. Il est important que les différentes communautés puissent se comprendre, notamment en permettant à chacun.e de montrer sa vulnérabilité sans jugement. J’ai longtemps hésité moi-même à aller chercher de l’aide, et cela m’a vraiment ralenti dans ma vie. J’ai fini par trouver des solutions à mes problèmes plus tard. Et pour toutes les personnes qui ont peut-être du mal à le faire, l’hésitation fait plus de mal que de bien. Je pense qu’on se dit « mais si je demande, les gens vont me voir comme faible ». Il ne faut pas hésiter à demander de l’aide.
LR : Quelles solutions proposez-vous pour ceux.celles qui n’ont pas accès à des services de santé mentale ?
RSI : L’un des principaux objectifs de Safe Place est de faciliter l’accès à des psychologues, car il y a une pénurie dans ce domaine. Actuellement, notre réseau est principalement composé de psychologues noir.e.s, ce qui permet à certain.e.s de se sentir plus à l’aise de parler, car la personne peut mieux comprendre leur vécu.
Une psychologue qui a participé à nos ateliers a donné son numéro à plusieurs personnes et leur a proposé de les aider pendant quelques minutes : parfois, 15 minutes suffisent pour changer une situation. Nous mettons en place des moments d’écoute gratuits, car les consultations sont souvent trop chères pour plusieurs personnes.
Je n’hésite pas à donner mon numéro et à offrir un espace de parole à ceux.celles qui en ont besoin. Je pense qu’en Afrique, la culture de la solidarité et de la présence constante des proches masquent les problèmes de santé mentale. Mais ici, où la société est plus individualiste, ce manque de soutien peut être un véritable choc culturel, notamment pour ceux.celles ayant grandi en étant habitué.e.s à des dynamiques sociales plus collectives.
LR : Quels sont vos projets à venir ?
RSI : Nous lançons bientôt un podcast, Safe Place Voices pour rejoindre ceux.celles qui ne sont pas à l’aise ou hésitent à venir aux séances. Nous y discuterons de santé mentale avec des invités varié.e.s, y compris des jeunes et des personnes plus âgées, afin d’explorer différentes perspectives générationnelles.
Un site web est aussi en préparation, pour partager nos activités et ressources. Notre message clé est : « Healed people heal people », car nous croyons que ceux.celles qui guérissent peuvent à leur tour guérir les autres.