
Droit et bien-être : un équilibre encore fragile
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Article rédigé par Jessica Malutama — Cheffe du pupitre Sports et bien-être
Le stress et l’épuisement professionnel constituent aujourd’hui des réalités bien connues des étudiant.e.s en droit et des professionnel.le.s juridiques. Entre charge de travail excessive et pression constante des résultats, beaucoup peinent à maintenir un équilibre de vie propice à leur épanouissement personnel et à leur bien-être. Face à ce constat, des acteur.ice.s du milieu appellent à une réforme culturelle radicale.
Depuis une décennie, Lynda Collins, professeure titulaire au Centre du droit de l’environnement et de la durabilité mondiale de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa (U d’O), section Common Law, étudie les causes du mal-être dans la profession juridique et chez les étudiant.e.s en droit.
Une culture de la performance aux conséquences lourdes
Dès les premières années d’études, l’experte indique que les futur.e.s juristes sont plongé.e.s dans un environnement où la recherche de la performance est devenue la norme. Elle déplore cette compétition exacerbée, amplifiée par des évaluations lourdes et des attentes académiques parfois irréalistes. « Nous avons encore des examens de fin d’année qui valent 100 % de la note. Tout le travail que vous avez accompli lors du semestre se résume à un seul examen final ». Elle ajoute que cette pression est également autoalimentée par des étudiant.e.s consciencieux.ses qui s’imposent « souvent des standards de perfection très difficiles à atteindre ».
Un.e étudiant.e en deuxième année à la Faculté de droit confirme cette dynamique : « Je suis 100% perfectionniste. J’aime que tout soit bien fait […]. C’est fatiguant de constamment vouloir être le.la meilleur.e », confie-t-iel. Ce.tte dernier.e partage que la charge de travail « imposante et continue » nécessite une organisation rigoureuse. « Mon meilleur ami, c’est mon agenda », mentionne celui.celle qui reconnaît qu’il lui est parfois difficile de s’autoriser des pauses sans culpabiliser.
Pour l’étudiant.e, cette spirale de la performance, où se mêle « la course aux stages » et « la recherche de la meilleure note possible », affecte les équilibres personnels. Il.elle et Collins s’entendent pour considérer que cette difficulté à décrocher contribue à l’accumulation de la fatigue et du stress, créant un cercle vicieux de surcharge mentale.
La profession juridique, prolongement de la pression académique
Selon Collins, cette pression ne disparaît pas après les études. Elle note que le modèle des heures facturables, prédominant dans la profession, prolonge et aggrave le stress des praticien.ne.s. « Ce système valorise le surmenage plutôt que l’efficacité […]. Certain.e.s avocat.e.s peuvent travailler entre 70 et 80 heures par semaine », note-t-elle. Ce surmenage chronique, qui rend difficile le maintien d’une vie équilibrée, peut entraîner des conséquences allant de la dépression aux départs professionnels, entre autres.
La professeure pointe également la présence d’une culture de l’excès, notamment liée à la consommation : « L’alcoolisme reste prévalent dans la profession juridique, avec cette habitude de se stimuler au café en journée et de se détendre avec de l’alcool le soir. » La spécialiste relève que des étudiant.e.s en droit adoptent des comportements nocifs, avec l’habitude de dormir cinq heures par nuit, de carburer à la caféine et de peu manger, en pensant que cela aura peu d’incidence sur leur bonheur et leur performance académique.
« Factuellement, il est faux de croire que couper sur le sommeil et les pauses améliore la performance et les notes », énonce Collins. Elle assure que prendre soin de soi n’est pas un choix, mais une nécessité : « Dormir suffisamment, manger équilibré et faire de l’exercice permettent de maintenir la productivité tout en réduisant l’anxiété. »
L’importance de préserver son bien-être
Collins décrit que, sous la pression des études, des étudiant.e.s abandonnent des activités essentielles à leur bonheur : « Nous sommes des êtres humains, et il faut agir comme tel. Nous avons besoin de sens, de connexion, et de poursuivre nos centres d’intérêt dans nos vies », explique-t-elle.
L’étudiant.e témoigne de ce processus d’apprentissage : « Pendant ma première année, j’ai laissé de côté mes ami.e.s, et tout ce qui était extérieur à l’université prenait beaucoup moins de place que mes études. J’étais isolé.e et, si je ne m’attardais pas à mes études, je me sentais stressé.e […] Aujourd’hui, j’ai un meilleur équilibre : je vois mes ami.e.s, je fais du sport, si je n’ai pas terminé une lecture avant minuit, je me couche pour la terminer le lendemain. »
Selon Collins, en négligeant leurs besoins fondamentaux, les futur.e.s avocat.e.s se prédestinent à tomber dans des spirales d’épuisement. Pour y remédier, elle recommande d’intégrer des pauses régulières, de privilégier l’activité physique et d’investir dans les relations sociales.
S’inspirer de la nature pour une approche durable
Pour Collins, le bonheur et le bien-être en droit doivent devenir une priorité culturelle. Inspirée par les principes de durabilité environnementale, elle compare la santé mentale à un écosystème : « Un système biologique a toujours des limites. Si vous ne respectez pas les équilibres entre les apports et les dépenses d’énergie, vous risquez un effondrement. »
D’après l’experte, le modèle actuel dans la profession juridique valorise ceux.celles qui travaillent sans relâche : « Dans le milieu, on entend trop souvent des compliments comme “Tu es une vraie machine !”, et c’est dangereux lorsque les gens oublient que nous ne le sommes pas. »
L’étudiant.e admet avoir entrepris une introspection lui ayant permis de réajuster ses priorités : « L’été dernier, j’ai dû faire un bilan pour trouver comment je pouvais être plus performant.e sans nuire à ma santé mentale. […] Se prioriser soi-même, c’est la clé à tout, même dans les études. Je n’avais pas ce discours il y a un an. »
Placer le bien-être au cœur du cursus
Depuis l’hiver 2023, la Faculté de droit de l’U d’O, à la section Common Law offre deux cours axés sur le bien-être des étudiant.e.s en droit : « Happiness in the Law » , donné par Collins et « Mindfulness in the Law », dirigé par la professeure Heather Cross. « Le premier cours est une introduction à ce que j’appelle la littératie du bien-être et se veut avant tout expérientiel. Je souhaite que les étudiant.e.s puissent expérimenter, d’un point de vue théorique, mais surtout pratique (par la méditation, des techniques de respiration ou des listes de gratitude) qu’ils.elles ont le pouvoir de changer ce qu’ils.elles ressentent, qu’ils.elles peuvent prendre soin d’eux.elles et qu’il est possible de voir des changements concrets s’instaurer dans leur vie. »
Son livre à paraître, « How to Succeed (and Stay Human) in Law School », s’inscrit dans la continuité de ces enseignements. Il aborde l’importance de cultiver son bonheur pour améliorer ses performances académiques, en s’appuyant sur des preuves scientifiques. Il traite aussi du syndrome d’imposteur, des stratégies d’étude optimales basées sur la science cognitive, de l’importance d’un état d’esprit de croissance, et de la recherche d’emploi dans le domaine du droit sous l’angle du bien-être.
Or, Collins souligne que ce modèle de bien-être ne se limite pas au droit : « Ce que nous savons sur le bien-être n’est pas limité à une seule discipline. Les mêmes principes sont utiles pour l’ensemble des étudiant.e.s », indique-t-elle. La professeure prône donc un modèle où la réussite est compatible avec la bienveillance envers soi-même et le respect de la vie, pour qu’un changement durable s’opère. Elle juge que les étudiant.e.s et les professionnel.le.s en droit doivent apprendre à reconnaître et respecter leurs propres limites.
« Nous avons grandi avec ce mythe culturel selon lequel la réussite passe par la souffrance, ce qui est scientifiquement faux. J’aimerais que les étudiant.e.s sachent que, s’ils.elles pouvaient prendre soin d’eux.elles-mêmes comme on prendrait soin de quelqu’un qu’on aime, ils.elles s’en sortiraient mieux ». À l’U d’O, l’association Elephant in the Room travaille à réduire la stigmatisation entourant la santé mentale et à favoriser les discussions sur ces enjeux en école de droit.
Quant à iel, l’étudiant.e suggère d’intensifier la communication autour des ressources disponibles pour les étudiant.e.s à la Faculté de droit : « Je sais que nos professeur.e.s sont ouvert.e.s à ce qu’on aille les voir. Mais, j’ai l’impression que je ne connais pas assez les ressources qui sont accessibles et je doute que je sois le.la seul.e. Habituellement, on nous en fait part au début de l’année, mais c’est tout. […] Je pense qu’une préoccupation plus constante et des rappels plus fréquents seraient bénéfiques », conclut-iel.