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Opinions

Le cas Rod Phillips, ou l’apogée de l’hypocrisie politique

Actualités
17 janvier 2021

Crédit visuel : Nisrine Nail – Directrice artistique

Chronique rédigée par Fanta Souaré – Journaliste

Sommes-nous de retour au XVe siècle ? La petite bourgeoisie se donne la permission d’errer sur la planète et de transporter des maladies, alors même qu’elle nous prie de rester chez nous. Rod Phillips, et plusieurs autres personnalités politiques, jouent aux colonisateur.rice.s tandis que les communautés les plus vulnérables font des sacrifices innombrables. Mais comment survivre à une crise de santé publique quand nos dirigeant.e.s sont incapables de suivre leurs propres conseils ?

Il y a deux semaines, l’ancien ministre des Finances de l’Ontario, Rod Phillips, a quitté son poste après que le public ait appris son indifférence quant aux lignes directrices de son propre gouvernement. Philips s’est en effet donné le privilège de décider que les règles concernant l’interdiction des voyages non essentiels ne s’appliquaient pas à lui. S’il s’est excusé auprès de son électorat, l’ancien ministre a toutefois gardé son poste de membre du Parlement provincial dans la circonscription d’Ajax. 

Non seulement Phillips a pris des vacances à Saint-Barthélemy dans les Caraïbes pendant une épidémie mondiale, mais il a aussi fait de son mieux pour tromper le public. L’ancien ministre a eu le culot et l’audace de décorer ses médias sociaux de publications laissant penser qu’il était lui aussi enfermé chez lui durant la période des fêtes de fin d’année. De plus, il ne s’agit pas de la première fois que l’homme politique s’octroie un voyage, puisqu’il a aussi pris un voyage à motif « personnel » en Suisse, au mois d’août dernier. 

Ontario complice 

Le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford, a rapidement condamné les actions de son collègue. Je m’étonne toutefois de voir que Ford a été assez naïf pour croire que son électorat et le reste de la province oublieraient par magie un détail pertinent : le premier ministre était au courant des déplacements de Phillips, mais n’a pas agi jusqu’à ce qu’il soit pris la main dans le sac.    

Sommes-nous surpris.e.s ? Bien sûr que non. Cependant je suis déçue ; depuis des mois, Ford et son équipe nous ensevelissent de messages de solidarité et d’efforts pour faire face, ensemble, à la COVID-19. Pourtant, cette solidarité semble être exemptée de restrictions pour le reste de la petite bourgeoisie et lui-même. La rhétorique utilisée n’évolue pas en tandem avec les actions de son propre gouvernement.

Nous vivons depuis près d’un an dans un état de deuil collectif pendant que la pandémie se répand. Malgré cela, les politicien.ne.s et les gens de haute classe n’en font qu’à leurs têtes simplement parce qu’ils.elles le peuvent. Ils vivent la vida loca en espérant que les personnes à qui ils.elles doivent rendre des comptes ne s’en apercevront pas.

Responsabilité partagée

D’ailleurs, la Prestation canadienne de maladie pour la relance économique (PCMRE) permet aux travailleur.euse.s revenant d’un voyage d’avoir un congé de maladie, leur offrant une compensation pouvant aller jusqu’à mille dollars. J’acquiesce à l’idée que ce support financier permette, en effet, de réduire la possibilité de la propagation de la COVID-19 dans les espaces de travail.

Toutefois, je doute que celles et ceux qui peuvent se permettre de prendre un congé du travail au beau milieu d’une pandémie et d’une récession pour faire des voyages internationaux aient vraiment besoin d’un incitatif monétaire. En réalité, n’est-ce pas là un incitatif au voyage pour les personnes qui ont le privilège de se permettre ces loisirs, pendant que l’autre partie de la population mondiale succombe à cette pandémie ? À mon avis, la PCMRE devrait avoir un encadrement plus strict qui exige que ces voyages soient justifiés, et sans motifs égoïstes. 

Erreur consciente

Phillips caractérise ses actions d’erreurs de jugement, mais selon moi il a pris une décision de façon très consciente et informée. De toute évidence, l’ex-ministre a jugé que son désir d’explorer les pays du Sud était plus important que la santé publique. Philips a assumé le rôle de Christophe Colomb, et ce sans remords, sans aucune considération pour les citoyen.ne.s de Saint-Barthélemy qu’il aurait pu exposer à la maladie, ou pour les communautés vulnérables qu’il a mises en danger.

C’est une erreur très délibérée de choisir d’aller en escapade de bateau pour fuir le froid et les normes sanitaires du Canada, tandis que celles et ceux qui vivent sur l’île n’ont pas le luxe de se ruer vers un autre pays pour éviter la pandémie. Encore une fois, l’homme blanc voyage sans se préoccuper du torrent et du pillage qu’il laisse derrière lui. Le mot tourisme devient rapidement un synonyme de colonialisme. 

Choisir qui vit, et qui meurt

Le théoricien Achille Mbembe définit la nécropolitique comme l’exercice du pouvoir sur le contrôle de la mortalité. Il est indéniable qu’aux yeux de l’État, certaines vies peuvent être sacrifiées. Capitalisme et suprématie blanche sont malheureusement des déterminants accrus sur qui a accès à la santé, et qui est exposé à la mort.

Nous vivons tou.te.s cette période monumentale et tragique de l’histoire ensemble, mais il est clair que seule une fraction de la population subit un génocide. L’État fait de son mieux pour échapper à sa responsabilité d’assurer vie et santé à tou.te.s ses citoyen.ne.s peu importe leur capital social et économique.

Classe ouvrière en difficulté

Devrais-je payer mon loyer ou faire des épiceries ? Pourrais-je survivre au chagrin de ne pas pouvoir assister aux funérailles d’un proche ? Travailler à l’extérieur pour payer mes factures et prendre le risque de m’exposer à un virus mortel, est-ce que ça en vaut la peine ? Comment terminer ma journée sachant que demain sera juste un autre jour sans voir ma famille et les êtres qui me sont chers ? Ces questions d’ampleur sont au cœur du quotidien de la majorité de la classe ouvrière, qui s’efforce de survivre à cette pandémie et ses répercussions. 

Les travailleur.euses.s de première ligne, les personnes emprisonnées, les travailleur.euse.s du sexe, les travailleur.euse.s à salaire minimum, les personnes âgées, celles et ceux qui vivent dans des quartiers défavorisés, avec des handicaps, ou encore les personnes sans abris n’ont qu’un seul choix : se débrouiller. 

Je pense aux bouffonneries de l’élite, et je m’efforce de faire une prière pour les communautés les plus vulnérables, notamment la communauté noire et les peuples autochtones, pour tou.te.s celles et ceux qui vivent dans les marges de la société et sont à haut risque de succomber aux faillites structurelles de cette pandémie. Il y a une réalité très disproportionnée en ce qui concerne les groupes de personnes les plus à risque de mourir de ce virus, et il est évident que Phillips sait qu’il ne fait pas partie de cette cohorte.

Ce n’est plus un secret pour quiconque que pouvoir, classe, race et revenu déterminent comment se vit cette pandémie. Je supplie donc les figures politiques d’arrêter de prétendre que nous sommes tou.te.s dans le même bateau. Leurs voyages de luxe et leurs escapades tropicales n’ont aucune place dans la situation actuelle. Leurs « erreurs de jugement » sont des mauvaises décisions très délibérées que nous ne pardonnerons pas, et il en va de même pour leur mauvaise gestion de cette pandémie que l’histoire n’oubliera jamais.

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