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Sports et bien-être

Ce que beaucoup n’ont pas voulu voir dans la performance de Kendrick Lamar au Super Bowl

Crédit visuel : Akylis Jetté-Ottavi — Cheffe du pupitre Arts et culture

Chronique rédigée par Jessica Malutama — Cheffe du pupitre Sports et bien-être

La prestation de Kendrick Lamar lors du Super Bowl LIX allait bien au-delà du simple divertissement. Elle incarnait un geste artistique subversif, pertinent dans le contexte de censure accrue et de tensions politiques et raciales aux États-Unis, sous la présidence de Donald Trump et de son gouvernement, qui cherchent à dissimuler les injustices historiques et systémiques du pays.

À travers une mise en scène inspirée d’un jeu vidéo et d’éléments symboliques, le rappeur a transformé la plus grande tribune sportive du monde en un puissant espace de critique sociale, interrogeant les structures de pouvoir de la suprématie blanche et les contradictions de la société américaine. Bien que son enchaînement évoquait également une controverse avec Drake, je reviendrai de manière non exhaustive sur la véritable philosophie de la contestation et du dévoilement qu’il propose.

Le jeu comme métaphore

Sur scène, un décor inspiré de l’univers vidéoludique se déploie : barres de vie (HP bar), messages d’avertissement, injonctions omniprésentes. La mécanique du « grand jeu américain » impose ses règles, reflétant les trajectoires des Noir.e.s en Amérique, souvent conditionnées par des structures oppressives. 

Le parcours de Lamar devient un labyrinthe où toute transgression est sanctionnée par des rappels à l’ordre : « Trop bruyant, trop imprudent, trop ghetto !  », « Attention, mauvaise direction ». Dès le début, la barre de vie affichée à 100% donne l’illusion d’un départ à égalité pour tou.te.s dans le rêve américain, alors que la réalité est toute autre. 

Cette image masque les racines coloniales et esclavagistes du pays, fondé sur l’exploitation des esclaves noir.e.s et l’extermination des peuples autochtones. Lamar l’illustre par une image forte : un drapeau américain divisé et composé de corps noirs, tandis que résonne HUMBLE. Une dénonciation toujours pertinente face aux formes contemporaines d’oppressions, telles que le profilage racial, la brutalité policière ou l’incarcération de masse.

Le choix de l’Oncle Sam, incarné par Samuel L. Jackson, renforce cette critique. Figure emblématique de l’État et de ses institutions, il devient ici le symbole d’une autorité qui dicte les limites de l’acceptable : un rap aseptisé et rentable (luther, All The Stars) est valorisé (« Voilà ce que veut l’Amérique! »), tandis que le rap contestataire (DNA., peekaboo) est marginalisé (« Tu as perdu la tête! »). Lamar révèle ainsi l’hypocrisie d’une industrie qui exploite la culture noire tout en contrôlant l’expression artistique. 

Si le rappeur critique le système, il le fait depuis l’intérieur, dans un cadre où la remise en cause est tolérée tant qu’elle reste rentable, montrant en quoi la subversion artistique est possible, mais sous contrainte. Cependant, cette limitation n’annule pas la portée politique de son geste. En imposant des images non voulues au sein d’un événement ultra-régulé, Lamar force une conversation sur le racisme, la violence étatique et la place des Noir.e.s dans la société américaine dans un espace historiquement hostile à l’activisme noir (ou à toute forme d’activisme). 

Son spectacle s’inscrit ainsi dans une tradition contestataire, où les figures noires critiquant les mythes fondateurs du pays subissent des représailles, à l’instar de Colin Kaepernick ou de Mahmoud Abdul-Rauf.

Le rap, une résistance politique et culturelle 

Cette édition du spectacle de mi-temps du Super Bowl a suscité de vives critiques, certain.e.s internautes et figures publiques la qualifiant d’« ennuyeuse » ou de « charabia », estimant qu’elle ne correspondait pas aux attentes d’un véritable spectacle de mi-temps. Ces réactions illustrent parfaitement comment l’Amérique dominante commodifie la culture noire, tout en reflétant un attachement affectif aux symboles nationaux états-uniens. 

L’image de l’Oncle Sam et du drapeau américain composé de corps noirs n’a pas été immédiatement comprise par une partie du public : certain.e.s y ont vu un hommage patriotique, alors qu’il s’agissait d’une critique des fondements mêmes de la nation américaine. 

Cette démarche rappelle les travaux des historiens Eric Hobsbawm et Terence Ranger sur « l’invention des traditions » : les rituels, comme le serment d’allégeance au drapeau ou l’hymne national, ne sont pas des éléments « naturels » d’une identité nationale, mais des constructions idéologiques qui entretiennent une fiction politique. 

Appliqué à la performance de Lamar, cela explique pourquoi certain.e.s spectateur.ice.s ont perçu sa performance comme une attaque personnelle. Lamar a sapé les traditions en remplaçant l’Amérique blanche par l’Amérique noire dans ses images. Sans détruire le mythe, il l’a reformulé dans une perspective critique.

Dans Black Noise, la spécialiste Tricia Rose souligne que le rap, né dans le Bronx des années 1970, est une forme de contestation face à la marginalisation et la désindustrialisation. Progressivement intégré à l’industrie musicale, il a vu ses dimensions radicales édulcorées. Lamar oscille entre ces dynamiques, utilisant les rouages du système pour diffuser un message de résistance.

Il s’inscrit dans la logique décrite par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs, où la société dominante impose une identité figée aux populations noires, incarnée ici par l’Oncle Sam, qui exige que les artistes noir.e.s se conforment aux attentes de l’Amérique blanche. Or, Lamar refuse cette assignation, en réaffirmant une identité ancrée dans son histoire personnelle et culturelle. Ses références à Compton – la ville où il a grandi – et aux dynamiques urbaines résonnent comme un acte de réappropriation, loin des conventions imposées par le pouvoir institutionnel. 

« L’épistémologie de l’ignorance », ou le refus de voir 

Certaines réactions négatives au spectacle illustrent un phénomène théorisé par le philosophe Charles W. Mills dans Le Contrat racial : l’épistémologie de l’ignorance. La suprématie blanche ne repose pas seulement sur des structures économiques et juridiques, mais aussi sur un refus de savoir. L’Amérique dominante choisit ce qu’elle veut voir ou non de son histoire et rejette les discours qui remettent en cause ses mythes fondateurs.

Les critiques affirmant que ce spectacle n’était pas pour eux.elles, mais uniquement pour l’Amérique noire, participent précisément à cette mise à distance volontaire. Ce rejet n’est pas qu’une simple divergence esthétique, mais un acte politique perpétuant une ignorance délibérée, qui s’inscrit dans une tradition où les récits afro-américains sont occultés ou minimisés par les discours officiels.  

Lamar, en détournant les symboles américains, force une confrontation avec ces récits. Son message dépasse les seules revendications identitaires pour interroger les fondements mêmes de ce pays. Ce refus de voir s’inscrit dans l’effacement des luttes culturelles afro-américaines. Plutôt que de rejeter cet acte artistique, j’y ai vu une invitation à approfondir la compréhension des résistances d’hier et d’aujourd’hui, de l’histoire des Noir.e.s aux États-Unis, de celle du hip-hop, du rap et de l’univers musical de Lamar. 

Loin d’un simple divertissement, la prestation du rappeur s’imposait comme un acte de protestation existentiel portant un regard critique sur les assises fondatrices de l’Amérique, rappelant que les vies noires comptent. À l’image de Kaepernick, il inscrit son art dans une tradition de la résistance où l’intime et le politique se confondent : « 40 acres et une mule, ceci est plus important que la musique. » En réponse à l’une de ses phrases d’ouverture (« La révolution sera télévisée, vous avez choisi le bon moment, mais pas le bon gars »), son injonction finale (« Éteignez la télévision ») ne se contente pas d’être une provocation : elle appelle à interroger les récits dominants et leurs implications, pour favoriser un passage à l’action.

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